LES DESSOUS DE LA RÉVOLTE DE L’INDUSTRIE DU PORNO CONTRE LA RÉGLEMENTATION
DU NUMÉRIQUE
Le secteur affirme que les mesures visant à tenir les enfants à l’écart des
contenus pour adultes sont en fin de compte motivées par une morale puritaine.
Par ELIZA GKRITSI
Les sites pornographiques ont fait l’objet d’une attention particulière au
Royaume-Uni, en France, en Italie et dans l’Union européenne, en raison de la
crainte croissante que les mineurs soient exposés à des contenus en ligne
nocifs. | Illustration by Natalia Delgado/POLITICO
Lorsque Marcello Bravo, star du porno d’origine autrichienne, est monté sur
scène pour présenter les prix européens de l’industrie de l’adulte à Amsterdam
au début du mois de septembre, peu de personnes dans l’assistance s’attendaient
à ce qu’il parle de politique.
S’adressant aux “meilleurs fornicateurs d’Europe”, comme il a appelé le public
du XBIZ Amsterdam, Marcello Bravo a prononcé un monologue d’ouverture pimenté de
blagues salaces. Il a ensuite abordé un sujet plus sérieux : l’Online Safety
Act, une loi visant à réguler les contenus en ligne au Royaume-Uni.
“De nos jours, [les Britanniques] doivent confier toute leur vie privée pour
profiter d’un peu de pornographie en ligne !” a plaisanté Marcello Bravo (de son
vrai nom Markus Schlögl). “Un truc de baisé”, a crié une personne dans le
public, provoquant des éclats de rire.
L’industrie mondiale du X a évolué parallèlement à internet, atteignant des
centaines de millions d’utilisateurs et dépassant même des noms connus comme
TikTok et Amazon, du moins selon certaines études. Les régulateurs, qui ont
d’abord été lents à s’attaquer aux défis spécifiques du secteur, sont récemment
arrivés à maturité.
Au cours de l’année écoulée, les sites pornographiques ont fait l’objet d’une
attention particulière au Royaume-Uni, en France, en Italie et dans l’Union
européenne, en raison de la crainte croissante que les mineurs soient exposés à
des contenus en ligne nocifs. Des dirigeants, d’Emmanuel Macron en France à
Ursula von der Leyen dans l’Union européenne, ont appelé à restreindre l’accès
des enfants à certaines parties d’internet, via le contrôle de l’âge et des
interdictions.
L’industrie du porno se défend. POLITICO s’est entretenu avec une douzaine de
performeurs et d’employés de plateformes lors de la conférence à Amsterdam. Si
tous les participants s’accordent à dire que les enfants ne devraient pas avoir
accès à des contenus pour adultes, la plupart d’entre eux ont exprimé de
sérieuses inquiétudes quant à la manière dont ce principe est mis en œuvre.
GARDER LES PLATEFORMES SOUS CONTRÔLE
Au cours de l’été, la France et le Royaume-Uni ont mis en place des exigences en
matière de contrôle de l’âge sur les plateformes pornographiques, tout en
laissant une marge de manœuvre pour l’utilisation de différentes techniques,
allant de la vérification des pièces d’identité à l’estimation de l’âge par
photo.
Dans des lignes directrices non contraignantes publiées au cours de l’été, la
Commission européenne a déclaré que les plateformes pornographiques devaient
mettre en place des contrôles stricts de l’âge et a ouvert une enquête sur
plusieurs d’entre elles ne l’ayant pas fait.
Ces mesures “ne visent vraiment qu’à contrôler. Il ne s’agit pas vraiment de
porno, mais le porno est un très bon bouc émissaire”, a commenté Christina
Kastalia, une showgirl titulaire d’une licence en droit. “Je vois cela [la
réglementation sur la vérification de l’âge] davantage comme une attaque contre,
littéralement, la société tout entière.” Il ne s’agit pas “juste de porno. Il
s’agit de surveillance de masse et de contrôle”, a-t-elle ajouté.
Christina Kastalia s’est fait l’écho des arguments avancés par de nombreux
acteurs soucieux de la protection de la vie privée et par grandes plateformes
pornographiques, qui affirment que le fait de tenir les mineurs à l’écart des
contenus pour adultes est un cheval de Troie pour renforcer la surveillance en
ligne.
Aylo Freesites, la société mère de Pornhub, RedTube et YouPorn, a suspendu ses
sites en France pour protester contre les nouvelles exigences en matière de
vérification de l’âge. Le Conseil d’Etat a rejeté leur contestation des mesures
dans une décision d’urgence, ce qui a incité la société à reprendre ses
activités dans l’attente d’une décision finale.
Les dirigeants, d’Emmanuel Macron en France à Ursula von der Leyen dans l’Union
européenne, ont appelé à restreindre l’accès des enfants à certaines parties de
l’internet. | Photo de pool d’Eliot Blondet via Getty Images
L’obligation de s’identifier pour regarder des vidéos coquines pourrait
entraîner une baisse significative du trafic — et donc de leurs revenus —, a
fait valoir par le passé le géant de l’industrie Pornhub.
Mais selon Madelaine Thomas, senior policy advisor à la Digital Intimacy
Coalition, il n’y avait eu qu’une “baisse marginale des revenus” et du trafic.
Elle s’exprimait au nom des nombreux performeurs qui ne dépendent pas des sites
gratuits pour leur travail.
CONTOURNEMENTS
L’industrie pornographique est un géant à part entière, qui compte en Europe des
dizaines de millions d’utilisateurs, certains déclarant même plus de 100
millions dans leurs rapports de transparence. Selon les estimations, la valeur
globale du secteur s’élèvera à près de 73 milliards de dollars en 2023, et il
n’y a aucun signe de ralentissement.
Pornhub, qui publie des statistiques annuelles, indique qu’environ la moitié de
ses visiteurs ont moins de 34 ans. La France est le deuxième marché de Pornhub
après les Etats-Unis.
Mais avec l’omniprésence du porno en ligne, il est également devenu plus
accessible aux mineurs, ce qui suscite des inquiétudes quant à la dépendance et
à la perception déformée des relations entre les hommes et les femmes, pouvant
potentiellement conduire à de la violence. Des émissions télévisées comme
Adolescence ont mis ces préoccupations au premier plan du débat politique
européen.
Il existe plusieurs méthodes pour vérifier l’âge des utilisateurs, notamment la
vérification des pièces d’identité ou des cartes de crédit, ainsi que
l’utilisation des photos des utilisateurs.
Les personnes qui fréquentent les sites pornographiques sont refroidies à l’idée
de télécharger leur carte d’identité ou de faire vérifier leur carte de crédit
sur les plateformes, au lieu d’avoir une application sur leur appareil qui
envoie un signal à la plateforme, une solution technique défendue par les
entreprises du porno et des réseaux sociaux.
Les téléchargements de VPN (réseaux privés virtuels), qui permettent aux
utilisateurs de contourner les exigences de vérification de l’âge, ont explosé
au Royaume-Uni et en France. | SOPA Images/Getty Images
Lorsque les plateformes pornographiques imposent une vérification de l’âge, “ce
qu’[elles] font en réalité, c’est diriger le trafic vers des endroits encore
plus clandestins”, pointe Jupiter Jetson, un créateur de contenu pour adultes.
Si les grandes plateformes comme Pornhub, XNXX, XVideos et Stripchat sont dans
le collimateur des régulateurs, les petites ont leur propre lot de problèmes.
Jupiter Jetson affirme qu’elles ne vérifient pas l’âge des performeurs ou ne
s’assurent pas que les personnes figurant dans les vidéos consentent à être
filmées et à voir leur contenu mis en ligne.
Du côté des utilisateurs, les mineurs trouveront toujours un moyen de contourner
les restrictions, a souligné Christina Kastalia.
Un exemple concret : les téléchargements de VPN (réseaux privés virtuels), qui
permettent aux utilisateurs de contourner les exigences de vérification de
l’âge, ont explosé au Royaume-Uni et en France avant que ces pays ne mettent en
place des exigences de vérification.
Pour les stars du porno et les travailleurs du sexe, la croisade visant à
imposer des restrictions d’âge pour l’accès au porno est une croisade
moralisatrice : la dernière tentative de faire fermer l’industrie pour des
raisons puritaines.
En fin de compte, estime Jupiter Jetson, les mesures de vérification de l’âge ne
visent pas à protéger les enfants, mais simplement à faire “souffrir” les
travailleurs du sexe et les performeurs du X.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en
français par Jean-Christophe Catalon.