BRUXELLES — Bruxelles s’apprête à se lancer dans un exercice d’équilibriste :
comment inciter le secteur public à acheter davantage de produits fabriqués dans
l’UE sans être accusé de faire du protectionnisme ?
L’exécutif européen devait présenter explicitement cette semaine ce que veut
dire en pratique son programme “acheter européen”, en dévoilant sa proposition
d’Industrial Accelerator Act. Mais ce lundi, cette mesure, destinée à garantir
que des milliards d’euros de marchés publics soient attribués à des entreprises
européennes, a été repoussée à la fin du mois de janvier.
Ce report intervient alors qu’un groupe de neuf Etats membres — mené par la
République tchèque et comprenant l’Estonie, la Finlande, l’Irlande, la Lettonie,
Malte, le Portugal, la Slovaquie et la Suède — est monté au créneau. Ces pays
craignent que l’Union européenne ne se nuise à elle-même en isolant certains
secteurs de l’économie du reste du monde.
Cette rébellion contre la proposition législative montre que deux visions
s’affrontent sur ce que l’Europe doit faire pour rivaliser avec les Etats-Unis
et la Chine.
Pour le camp mené par Emmanuel Macron et dominé par les puissances industrielles
de l’Union, l’Europe ne peut réussir dans la compétition mondiale que si elle
accorde un traitement préférentiel à ses propres champions industriels et
technologiques dans l’attribution de grands contrats, tels que les réseaux de
transport public.
A l’inverse, pour les pays plus petits et à l’approche libérale en matière
commerciale, c’est impensable. Ils affirment que leurs économies ne peuvent
rester compétitives que si elles sont libres de choisir les meilleurs produits
au meilleur prix. Et même si cela signifie se fournir auprès des Chinois ou des
Coréens.
Depuis des années, ces pays soupçonnent que cette stratégie d’“acheter européen”
affaiblira l’économie de l’UE en accordant un traitement préférentiel aux grands
groupes franco-allemands, qui seront moins soumis à la pression de la
concurrence et pratiqueront des prix injustement élevés à l’égard de leurs
fournisseurs et de leurs clients.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a soutenu
l’idée de permettre aux gouvernements et aux autres organismes publics
d’exprimer une “préférence européenne” en matière de marchés publics, après
avoir entamé son second mandat il y a un an.
L’Industrial Accelerator Act est un premier test pour ce principe, puisqu’il a
été intégré dans cette proposition législative conçue à l’origine pour accélérer
les investissements dans des projets de décarbonation dans le cadre du Pacte
pour une industrie propre d’Ursula von der Leyen.
Au cours du processus de rédaction, le commissaire européen à l’Industrie, le
Français Stéphane Séjourné, a intégré le principe d’“acheter européen” dans la
proposition, ainsi qu’un contrôle plus strict des investissements étrangers.
A MANIPULER AVEC PRÉCAUTION
Dans leur contre-attaque, les Tchèques ont appelé Bruxelles à “faire preuve de
la plus grande prudence possible lors de l’élaboration de l’approche de la
‘préférence européenne’”, selon un document de position obtenu par POLITICO
avant une réunion des ministres de l’Industrie de l’UE lundi.
“Adopter des règles disproportionnées sur la ‘préférence européenne’ comme une
norme dans nos politiques publiques pourrait risquer […] d’aggraver la méfiance
à l’égard du système commercial multilatéral et de l’UE en tant que partenaire
fiable et prévisible”, poursuit le document tchèque, qui a été signé par les
huit autres pays.
Une délégation du syndicat patronal Keidanren — qui compte Toyota et Mitsubishi
parmi ses adhérents — a récemment rencontré un membre du cabinet de Stéphane
Séjourné pour discuter de l’idée de la préférence européenne, selon une personne
au fait du dossier. | Kiyoshi Ota/EPA
Ces craintes sont partagées en dehors de l’Europe : une délégation du syndicat
patronal japonais Keidanren — qui compte Toyota et Mitsubishi parmi ses
adhérents — a récemment rencontré un membre du cabinet de Stéphane Séjourné pour
discuter de l’idée de la préférence européenne, selon une personne au fait du
dossier.
Leur idée est d’exempter les “partenaires [de l’UE] de même sensibilité”, tels
que le Japon, de ces exigences.
Les préoccupations exprimées dans le document tchèque ont également été reprises
par certaines organisations professionnelles européennes — même si, en théorie,
elles auraient tout à gagner à ce que leurs gouvernements achètent davantage de
produits, de services ou de technologies d’origine nationale.
Peter Kofler, président des Danish Entrepreneurs, a mis en garde contre les
“murs de protection qui nous isolent de la réalité mondiale”.
“Imposer la ‘préférence européenne’ avant que nos solutions ne soient de classe
mondiale nous enfermera dans une économie de second rang”, a-t-il prévenu.
LA MISE EN ŒUVRE EST ESSENTIELLE
D’autres organisations professionnelles se sont montrées ouvertes aux exigences
en matière de préférences locales, mais s’inquiètent de la manière dont elles
seraient mises en œuvre, ou craignent qu’elles ne soient considérées comme une
charge administrative supplémentaire, au moment même où Ursula von der Leyen se
donne pour mission de simplifier.
Orgalim, un lobby de la tech, s’est prononcé largement en faveur de la
proposition, tout en soulignant la nécessité d’éviter “des charges
administratives et réglementaires supplémentaires qui étouffent le secteur à un
moment où nous avons désespérément besoin de flexibilité pour innover et être
compétitifs”.
Dans une prise de position antérieure, la Pologne a estimé que les exigences en
matière de contenu local pourraient être des “outils importants”, mais que leur
succès “dépendra en grande partie de leur calibrage”. Appelant à une approche
flexible du “Made in Europe”, les Polonais ont également averti que les pays les
plus avancés dans la transition vers les énergies vertes pourraient en
bénéficier de manière disproportionnée.
Aleksandra Kordecka, experte au sein du cabinet Séjourné, a tenté de dissiper
ces inquiétudes lors d’un récent événement. “L’objectif du ‘Made in Europe’, je
pense, est que l’argent public aille à l’industrie européenne et aux emplois
européens”, a-t-elle exposé.
La Commission souhaite créer un environnement permettant aux industries
européennes de rivaliser avec les surcapacités chinoises massives, a ajouté
Aleksandra Kordecka : “Il ne s’agit absolument pas de fermer complètement le
marché.”
Jordyn Dahl et Camille Gijs ont contribué à cet article, qui a d’abord été
publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en français par Jean-Christophe
Catalon.