De Lisbonne à Tallinn, les Européens sont accablés par la flambée des prix de
l’immobilier. Cette semaine, Bruxelles a l’intention de faire quelque chose pour
y remédier.
“C’est une vraie crise”, a souligné le commissaire européen au Logement, Dan
Jørgensen, lors d’un entretien à POLITICO, avant l’approbation du tout premier
plan pour le logement abordable de l’UE. “Et il ne suffit pas d’en parler.”
Ainsi, les mesures prévues visent à libérer des fonds publics pour la
construction de nouveaux logements, analyser la spéculation sur le marché de
l’immobilier, et donner aux autorités régionales et locales des outils pour
freiner les locations de courte durée qui contribuent à la pénurie de logements.
“Le plan sera un mélange d’actions concrètes au niveau de l’UE et de
recommandations que les Etats membres pourront appliquer”, a détaillé Dan
Jørgensen. Ce dernier a aussi précisé que la Commission européenne souhaite
donner aux gouvernements nationaux, régionaux et locaux les moyens d’apporter de
réels changements sur le terrain, sans pour autant outrepasser son rôle dans un
domaine où elle n’a pas de compétence officielle.
“C’est un réel problème qui touche des millions de personnes, et l’inaction fait
le jeu des populistes de droite”, a fait remarquer Dan Jørgensen, mentionnant
les partis ultranationalistes qui ont attisé le mécontentement face à la flambée
des prix de l’immobilier pour remporter d’importantes victoires électorales dans
des pays comme les Pays-Bas et le Portugal.
“Normalement, l’UE n’a pas joué un grand rôle dans ce domaine”, a-t-il
poursuivi. “Il faut que cela change.”
DE L’ARGENT, DES OUTILS ET DE LA TRANSPARENCE
La mesure la plus concrète qui sera annoncée cette semaine est la révision des
règles relatives aux aides d’Etat, afin de permettre aux gouvernements nationaux
de construire plus facilement des logements abordables.
Les Etats membres se plaignent depuis longtemps de ne pouvoir utiliser les fonds
publics que pour fournir des logements aux familles à faibles revenus. Compte
tenu du fait que même les personnes appartenant à la classe moyenne ont
aujourd’hui du mal à se loger, la nouvelle réglementation permettra de débloquer
de l’argent public pour tous les groupes exclus du marché de l’immobilier.
Le plan donnera également aux autorités nationales, régionales et locales les
moyens de cibler les appartements touristiques qui exacerbent la pénurie de
logements dans des villes comme Barcelone, Florence et Prague.
“Je ne suis pas du côté de ceux qui demandent l’interdiction des locations de
courte durée”, a prévenu Dan Jørgensen, ajoutant que ces plateformes ont permis
aux voyageurs de vivre l’Europe différemment et ont fourni à certaines familles
une source de revenus nécessaire. Mais le modèle s’est développé à un rythme
“que personne n’aurait pu imaginer, les locations de courte durée représentant
20% des logements dans certaines zones très tendues”, a-t-il pointé. Cela s’est
transformé en une “machine à fric au lieu de ce que c’était censé être”.
Le commissaire a insisté sur le fait que ce sont les dirigeants nationaux,
régionaux et locaux qui choisiront en dernier ressort d’utiliser ou non les
outils de contrôle des locations de courte durée. “Nous n’allons pas forcer les
gens à faire quoi que ce soit”, a-t-il assuré. “Si vous estimez que le statu quo
convient, vous pouvez laisser les choses comme elles sont.”
Par ailleurs, une section plus abstraite du plan visera également à lutter
contre la spéculation sur le marché de l’immobilier.
“C’est une vraie crise”, a souligné le commissaire européen au Logement, Dan
Jørgensen, lors d’un entretien à POLITICO. | Lilli Förter/Getty Images
Tout en insistant sur le fait qu’il n’est “pas contre ceux qui gagnent de
l’argent”, Dan Jørgensen a souligné que le parc immobilier européen était traité
comme “l’or, le bitcoin et d’autres investissements réalisés dans le seul but de
gagner de l’argent”, en ignorant le rôle vital du logement pour la société dans
son ensemble. “Avoir un toit au-dessus de la tête, une maison décente […] est un
droit de l’homme.”
Dans un premier temps, le plan de cette semaine proposera que l’UE produise une
analyse de la spéculation afin de déterminer l’ampleur du problème. Toutefois,
Dan Jørgensen a reconnu qu’il pourrait s’avérer difficile d’utiliser les données
obtenues pour prendre des mesures concrètes afin de lutter contre la
financiarisation du marché. “Bien que personne ne prétende que ce problème
n’existe pas, il y a un débat politique sur la question de savoir s’il s’agit
d’une bonne ou d’une mauvaise chose.” Mais la régulation est essentielle au bon
fonctionnement du marché intérieur, a-t-il ajouté.
DES RECOMMANDATIONS
Le plan pour le logement de la Commission comprendra également une nouvelle
stratégie concernant la construction. Elle visera notamment à réduire les
formalités administratives et à créer des normes communes, de sorte que les
matériaux de construction fabriqués à des prix compétitifs dans un Etat membre
puissent être facilement utilisés pour des projets de logement dans un autre.
En outre, un appel d’offres sera lancé pour répondre aux besoins de plus d’un
million de sans-abri européens, dont beaucoup ne sont pas citoyens des pays dans
lesquels ils dorment dans la rue. “Nous voulons examiner leurs droits et la
manière dont ils sont respectés”, a exposé Dan Jørgensen. “Nous parlons d’êtres
humains qui ont des besoins, de personnes qui méritent notre aide et notre
compassion.”
Le commissaire a expliqué que la complexité de la crise du logement nécessite
une approche “holistique”, l’amenant à travailler en tandem avec les
vice-présidents exécutifs de la Commission, Teresa Ribera (Concurrence) et
Roxana Mînzatu (Droits sociaux), ainsi que Stéphane Séjourné (Marché intérieur)
et Henna Virkkunen (Technologies numériques), entre autres.
Il a également souligné que le paquet de mesures ne constituait pas une prise de
pouvoir de la part de la Commission et que les autorités nationales, régionales
et locales étaient toujours les mieux placées pour traiter de nombreux aspects
de la crise. “Mais”, a-t-il ajouté, “il y a des domaines dans lesquels nous
n’avons rien fait et dans lesquels nous pouvons faire quelque chose”.
Bien qu’une grande partie du plan consiste en des recommandations que les Etats
membres ne seront pas contraints de mettre en œuvre, Dan Jørgensen a mis en
garde contre le fait de les ignorer. La Commission propose des solutions, a-t-il
développé, et “les décideurs politiques devront rendre des comptes à leurs
populations s’ils ne font pas des choses qu’il est évident qu’ils pourraient
faire”.
“Les citoyens normaux profiteront de toutes les occasions pour faire connaître
leurs exigences, que ce soit lors des élections locales, nationales ou
européennes”, a poursuivi Dan Jørgensen. “Je le dis respectueusement aux
décideurs de toute l’Europe : soit ils prennent ce problème au sérieux, soit ils
acceptent de céder le pouvoir aux populistes.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en
français par Jean-Christophe Catalon.
Tag - Paris Influence
Lorsque Nicolas Sarkozy, le 1er juillet dernier, a surpris son monde en recevant
le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, dans ses bureaux de la
rue de Miromesnil, à Paris, certains observateurs y ont vu l’expression de sa
rancoeur envers Emmanuel Macron. L’ex de l’Elysée avait trouvé là, pensait-on,
une façon de faire suer ce président en faveur duquel il a toujours plaidé,
jusque-là, auprès de sa famille politique mais qu’il ne pouvait plus voir en
peinture.
Il faut dire qu’à l’époque, Sarkozy s’était déjà bien éloigné de l’actuel
occupant du Palais. Depuis la dissolution, notamment — une décision qu’il a
condamnée. Sa colère contre son lointain successeur était devenue franchement
personnelle, en 2025, lorsqu’Emmanuel Macron a permis — disgrâce ultime — qu’on
lui retire sa Légion d’honneur (les détails de l’affaire, qui nous ont été
confirmés, avaient été rapportés en détail par Le Point).
Mais si “Sarko” recevait le jeune président du RN, dont il a longtemps, en
privé, moqué le manque d’expérience, à coups de “Ce pauvre Bardella, qui n’a
jamais été président d’un club de ping-pong”, c’était aussi qu’il avait fini par
céder aux flatteries incessantes du même pas trentenaire, reconnaissent
volontiers certains proches de l’ancien président.
Bardella n’avait-il pas, entre autres hommages peu discrets, laissé un livre de
l’ancien président en évidence sur son bureau, lors de ses voeux de janvier 2023
? Mieux, l’aspirant candidat à la présidentielle écrivait dans son premier
livre, Ce que je cherche, paru en novembre 2024 : “L’idée de réunir dans un même
élan les Français issus des classes populaires et une partie de la bourgeoisie
conservatrice, comme Nicolas Sarkozy le fit en 2007, est pertinente”. “Il
(Sarkozy) est sensible au fait qu’on soit gentil avec lui, c’est tout. Ceux qui
ont compris ça ont toujours obtenu tout ce qu’ils voulaient”, concède un fidèle
d’entre les fidèles de l’ancien locataire de l’Elysée, interrogé par POLITICO.
Même son de cloche, en plus raide, chez un stratège du parti lui aussi sollicité
— un rien blasé celui-là : “Il est en recherche d’amour, toute sa vie ça a été
ça”. Et de conclure, sur les intentions de Nicolas Sarkozy : “C’est moins guidé
par ses convictions que par son affect.”
L’analyse est assez largement partagée dans les rangs des Républicains, en ce
mois de décembre, alors que Nicolas Sarkozy a franchi un nouveau cap. Six mois
après le goût amer laissé par sa décision de recevoir le protégé de Marine Le
Pen, les propos tenus par l’ancien président du parti dans son Journal d’un
prisonnier (Fayard), rédigé au cours de ses trois semaines d’incarcération à la
prison de la Santé et à paraître ce mercredi, en a laissé beaucoup cette fois
carrément perplexes.
Qu’a-t-il voulu provoquer, exactement, en écrivant qu’il n’était pas — qu’il
n’est plus — favorable à la constitution d’un “front républicain” contre le RN,
ce dont il a fait part à Marine Le Pen lorsqu’il l’a appelée pour la remercier
de son soutien après sa condamnation, et dans quel intérêt le fait-il ? “Oui, la
fin du front républicain, c’est ce qu’on a fait en juin 2024”, persifle ainsi un
wauquiéziste. Mais encore : à quoi pense concrètement son entourage, pour les
mois et les années qui viennent, en précisant qu’il a voulu parler d’un
“rassemblement, le plus large possible, comme il l’a fait en 2007 avec une
majorité allant de Villiers à Besson”, tout en refusant d’employer l’expression
“union des droites” ?
Si l’idée du front républicain contre le RN n’est plus défendue par la majorité
des cadres à droite — hormis, notamment, Jean-François Copé, qui estime que
Sarkozy a incontestablement “fait la bascule” (vers l’extrême droite) — et
encore moins soutenue par ses sympathisants, d’autres sont plus prudents : ainsi
de François Fillon, qui, en privé, estime lui aussi que ce principe n’a plus
lieu d’être, mais qui considère que le sens des institutions de la Vème
république est malgré tout que chaque famille politique de la droite soit
représentée à la présidentielle. A la question de savoir si LR “peut encore
jouer un rôle” lors de la prochaine présidentielle, Sarkozy répond dans une
interview au Point parue hier, “je le crois et surtout je l’espère”. Sans plus
de précisions.
CENTRE DE GRAVITÉ
“C’est le journal d’un prisonnier, c’est pas le journal d’un stratège
politique…”, grince un cadre du parti, pour qui la prise de position de Sarkozy
reste confuse et ne répond pas à la seule vraie question de fond : celle de
l’éventualité d’une gouvernance avec le RN. Beaucoup trouvent pourtant l’ancien
détenu très clair. En écrivant que sa famille politique, LR, “n’est pas
aujourd’hui en position de force” et “ne peut plus à elle seule espérer incarner
l’avenir”, puisqu’elle “aura du mal à être qualifiée au second tour”, l’ex-chef
de l’Etat brise un vrai tabou, au-delà de la seule question de l’union des
droites : il laisse entrevoir un scénario où les Républicains ne seraient qu’une
force supplétive dans le “rassemblement” qu’il appelle de ses voeux.
De quoi mettre Bruno Retailleau, actuel président du parti et ardent défenseur
d’une candidature LR à la présidentielle, en “porte-à-faux”, dans les mots de
l’un des prédécesseurs du Vendéen à la tête de LR. Au siège, on souligne
d’ailleurs avec amertume que Nicolas Sarkozy fait partie de ceux qui “ont vécu
des années durant sur le front républicain”, et même “théorisé que l’élection
présidentielle se gagne au centre”.
De fait, s’il a toujours revendiqué de parler aux électeurs du RN, et avait déjà
franchi un cap, en déclarant au Figaro au mois de septembre être “persuadé que
la stratégie du ‘front républicain’ ne marcher[ait] pas une deuxième fois”,
l’ancien président s’était en effet, jusque-là, fermement opposé au principe
d’une alliance électorale ou gouvernementale. Au nom, officiellement, de sa
“fidélité aux valeurs de la droite républicaine”, avait-il dit dans
l’entre-deux-tours de la présidentielle de 2022. Mais aussi, plus récemment,
pour des raisons tactiques, liées au poids pris par le RN dans l’opinion :
“L’union des droites doit se faire par les électeurs, non par les états-majors”,
déclarait-il ainsi le 15 juin 2024, après le ralliement d’Eric Ciotti au RN,
dans le Journal du Dimanche. “Cette alliance est d’autant plus inopportune quand
la droite républicaine est si faible car il s’agit alors d’une absorption”,
ajoutait-il, avant de cingler : “Être le supplétif du RN n’est pas une ambition
mais un constat de renoncement.”
Est-il mûr, cette fois, pour pousser son ancienne famille politique à accepter
“l’étreinte de l’ours”, dans les mots de l’un de ses proches ? Un indice : la
première motivation de Nicolas Sarkozy, lorsqu’il décida de recevoir Jordan
Bardella, fut peut-être plus simple que n’ont cru déceler les observateurs. “Ça
faisait des mois qu’il disait ‘non, non, non’. Et puis il a fini par se dire
‘Fuck, je vois le petit’”, confiait à POLITICO le fidèle sarkozyste cité
précédemment, juste après son incarcération à la prison de la Santé. Et le même
d’ajouter dans un sourire, quoique le plus sérieusement du monde : “C’est parce
qu’il est plus détendu, c’est parce que Carla (Bruni-Sarkozy) n’est plus du tout
gauche”.
La possibilité que le RN ne soit pas représenté par Marine Le Pen en 2027 aurait
en outre changé la donne, dans l’esprit de Sarkozy — ce qui ne l’a pas empêché,
après sa condamnation, d’être touché du soutien que lui a apporté la triple
candidate à la présidentielle, elle-même sous le coup d’une condamnation en
première instance pour le moins handicapante. L’ex de l’Elysée a toujours
“méprisé” la fille du fondateur du Front national, dans les mots du même. Mais
“des trucs se créent” dans l’épreuve judiciaire partagée, décrite par un proche
de Sarkozy comme une “mort politique pour l’une, et une humiliation personnelle
et sociale pour l’autre”.
Sarkozy serait donc en réalité tout simplement en partie séduit par le visage
ripoliné du RN et n’a plus d’opposition de principe à ouvrir un dialogue avec
les cadres d’un parti dont il avait autrefois réussi à siphonner l’électorat, à
l’image d’une large majorité des sympathisants de LR.
Une version qui ne convainc pas tout le monde à LR. “Il cherche juste le
prochain président qui va l’amnistier et il pense que Bardella a plus de chances
que Retailleau”, s’agace le même stratège cité plus haut. “Il est focus sur son
agenda personnel”, abonde l’ancien président de LR également cité dans cet
article.
L’ancien chef de l’Etat n’est en tout cas pas décidé à ce stade à aller plus
loin : “Il ne dit pas qu’il faut dupliquer ce qu’il a fait à [Valérie] Pécresse,
on n’y est pas”, souligne le même proche cité précédemment. Comprenez : il n’est
pas encore dit que Sarkozy ne soutiendra pas le candidat des Républicains en
2027 comme il l’a fait avec la candidate de 2022, veut croire notre homme. “Son
candidat, ça pourrait même très bien être Edouard [Philippe]”, insiste le même.
Pour qui la seule certitude, à ce stade, est qu’un accord de gouvernement, un
jour ou l’autre, devra être conclu avec le RN, mais “le plus raisonnable
possible, sur nos bases à nous”. “On va leur expliquer que la retraite à 60 ans,
ça n’existe pas…”
BRUXELLES — Plus de 80% des entreprises européennes seront libérées de leurs
obligations en matière d’information environnementale après que les institutions
de l’UE sont parvenues lundi à un accord sur une proposition visant à assouplir
la réglementation verte.
L’accord est une victoire législative majeure pour la présidente de la
Commission européenne, Ursula von der Leyen. Elle qui cherche à faire de
l’allègement des démarches administratives pour les entreprises l’un des
marqueurs de son second mandat.
Toutefois, cette victoire a eu un coût politique : ce dossier a poussé au bord
de l’effondrement la coalition qui avait permis sa réélection ; sa propre
famille politique, le Parti populaire européen (PPE) de centre droit, s’étant
alliée à l’extrême droite pour faire passer l’accord.
La nouvelle loi, la première d’une longue série de textes de simplification
omnibus, réduira massivement le champ d’application des obligations
d’information des entreprises sur leur durabilité introduites au cours de la
précédente législature. Derrière cette réduction des formalités administratives,
l’objectif est de stimuler la compétitivité des entreprises européennes et de
favoriser la croissance économique.
L’accord conclut une année d’intenses négociations entre les décideurs
européens, les investisseurs, les entreprises et la société civile, qui se sont
opposés sur la question de savoir à quel point il fallait réduire les
obligations des entreprises en matière reporting sur l’impact environnemental de
leurs activités et de leurs chaînes d’approvisionnement, alors même que les
effets du changement climatique en Europe ne cessent de s’aggraver.
“Il s’agit d’une étape importante dans la réalisation de notre objectif commun,
qui est de créer un environnement économique plus favorable pour aider la
croissance et l’innovation de nos entreprises”, s’est félicitée Marie Bjerre,
ministre danoise des Affaires européennes. Le Danemark, qui assure la présidence
du Conseil de l’UE jusqu’à la fin de l’année, a mené les négociations au nom des
gouvernements de l’Union.
“Cet accord apporte une réduction historique des coûts”, a applaudi Jörgen
Warborn (PPE), qui a mené les négociations au Parlement. “Nous avons obtenu
quelque chose de très positif pour les entreprises en Europe […]. J’espère que
cet omnibus aura son atterrissage final la semaine prochaine à Strasbourg, où
nous le voterons en séance plénière.”
Marie Bjerre, ministre des Affaires européennes du Danemark, a déclaré que
l’accord était une étape importante pour créer un environnement économique plus
favorable. | Philipp von Ditfurth/picture alliance via Getty Images
Proposé par la Commission en février dernier, cet omnibus vise à répondre aux
préoccupations des entreprises qui estiment que les formalités administratives
nécessaires pour se conformer aux lois de l’UE sont coûteuses et injustes.
Nombre d’entre elles estiment que l’Europe fait de l’excès de zèle en matière de
législation et de restrictions environnementales. Et l’accusent d’être
responsable de la faiblesse de la croissance économique et de pertes d’emplois,
les empêchant de rivaliser avec leurs concurrentes américaines et chinoises.
Mais les associations environnementales et de la société civile — ainsi que
certaines entreprises — ont fait valoir que ce retour en arrière mettrait en
péril l’environnement et la santé humaine.
Ce désaccord s’est propagé à Bruxelles, perturbant l’équilibre des pouvoirs au
Parlement, puisque le PPE a rompu le fameux “cordon sanitaire” — une règle
tacite qui interdit aux partis traditionnels de collaborer avec l’extrême droite
— pour adopter des coupes importantes dans la réglementation verte. Il s’agit
d’un précédent pour les futures législations européennes, alors que l’UE est
confrontée à des priorités parfois contradictoires : stimuler la croissance
économique et progresser dans sa transition écologique.
Depuis, le terme “omnibus” est devenu une expression courante dans le jargon
bruxellois, la Commission ayant présenté au moins 10 autres projets de loi de
simplification sur des sujets tels que la protection des données, la finance,
l’utilisation des produits chimiques, l’agriculture et la défense.
MOINS DE PAPERASSE
L’accord conclu par les négociateurs du Parlement européen, du Conseil de l’UE
et de la Commission comprend des modifications de deux textes législatifs clés
de l’arsenal réglementaire de l’Union sur l’écologie : la directive relative à
la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises
(CSRD) et la directive sur le devoir de diligence des entreprises en matière de
durabilité (CS3D).
A l’origine, celles-ci imposaient aux entreprises, grandes et petites, de
collecter et de publier des données sur leurs émissions de gaz à effet de serre,
la quantité d’eau qu’elles utilisent, l’impact de la hausse des températures sur
les conditions de travail, les fuites de produits chimiques et le respect des
droits de l’homme et du droit du travail par leurs fournisseurs, qui sont
souvent répartis dans le monde entier.
Désormais, les obligations de déclaration ne s’appliqueront qu’aux entreprises
employant plus de 1 000 personnes et réalisant un chiffre d’affaires net de 450
millions d’euros, tandis que seules les plus grandes entreprises — avec plus de
5 000 salariés et un chiffre d’affaires net d’au moins 1,5 milliard d’euros —
seront soumises à des obligations de devoir de vigilance sur leur chaîne
d’approvisionnement.
Elles ne sont pas non plus tenues d’adopter des plans de transition, détaillant
la manière dont elles entendent adapter leur business model pour atteindre les
objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Il est important de noter que les décideurs se sont débarrassés d’un cadre
juridique européen qui permettait aux citoyens de tenir les entreprises
responsables de l’impact de leurs chaînes d’approvisionnement sur les droits de
l’homme ou les écosystèmes locaux.
Les députés européens auront une nouvelle fois leur mot à dire sur l’adoption ou
non de l’accord : le vote final étant prévu pour le 16 décembre. Cela signifie
que les parlementaires ont la possibilité de rejeter l’accord conclu par les
colégislateurs s’ils considèrent qu’il s’éloigne trop de leur position initiale.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en
français par Jean-Christophe Catalon.
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Donald Trump présente l’Europe comme un groupe de pays “en décrépitude” dirigés
par des personnes “faibles” dans un grand entretien accordé à POLITICO,
sermonnant ses alliés et les décrivant comme incapables de contrôler les flux
migratoires et de mettre fin à la guerre en Ukraine. Il signale en outre être
prêt à soutenir des candidats à des élections en Europe partageant sa vision du
continent.
Cette attaque en règle contre les dirigeants politiques européens représente la
dénonciation la plus virulente à ce jour du président américain à l’encontre des
démocraties européennes, au risque de provoquer une rupture franche avec des
pays comme la France et l’Allemagne aux relations déjà très tendues avec
l’administration Trump.
“Je pense qu’ils sont faibles”, dit Trump à propos des dirigeants politiques
européens. “Mais je pense aussi qu’ils veulent être tellement politiquement
corrects.”
“Ils ne savent pas quoi faire”, ajoute-t-il. “L’Europe ne sait pas quoi faire.”
Les commentaires de Trump sur l’Europe interviennent à un moment
particulièrement délicat dans les négociations visant à mettre fin à la guerre
menée par la Russie en Ukraine, alors que les dirigeants européens s’inquiètent
de plus en plus du risque que les Etats-Unis abandonnent l’Ukraine et ses alliés
continentaux face à l’agression russe. Dans l’interview, Trump ne donne aucune
assurance aux Européens à ce sujet et déclare que la Russie est manifestement en
position de force par rapport à l’Ukraine.
Le président américain s’est exprimé depuis la Maison-Blanche, au cours d’un
entretien enregistré lundi avec Dasha Burns, journaliste à POLITICO et
animatrice du podcast The Conversation. Donald Trump a été désigné personnalité
la plus influente sur la politique européenne pour l’année à venir, dans un
classement où ont par le passé figuré à la première place le président ukrainien
Volodymyr Zelenskyy, la présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni ou encore
le Premier ministre hongrois Viktor Orbán.
Les commentaires du président américain sur l’Europe contrastent fortement avec
certaines de ses remarques sur les sujets de politique intérieure dans
l’interview. Aux Etats-Unis, Trump et son parti sont confrontés à une série de
revers électoraux et à un dysfonctionnement croissant au Congrès, sur fond de
mécontentement des électeurs confrontés à des difficultés économiques
importantes.
Trump peine à adapter son discours à cette nouvelle réalité : dans l’interview,
il attribue une note « A +++++ » à la situation économique du pays, et insiste
sur le fait que les prix seraient en baisse dans tous les domaines, tout en
refusant d’esquisser des mesures pour faire face à la hausse imminente des
primes d’assurance maladie.
Même dans un contexte de turbulences croissantes aux Etats-Unis, Trump reste une
figure singulière de la politique internationale.
Ces derniers jours, une vague de consternation a traversé les capitales
européennes à la publication du nouveau document sur la stratégie de sécurité
nationale de Trump, un manifeste très virulent qui oppose son administration à
l’establishment politique européen traditionnel et promet de « cultiver la
résistance » intérieure au statu quo européen en matière d’immigration et
d’autres questions politiquement sensibles.
Dans l’interview, Trump a encore grossi le trait sur cette vision du monde,
décrivant des villes comme Londres et Paris comme croulant sous le poids de
l’immigration en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique. Sans un changement de
politique frontalière, déclare Trump, certains États européens « ne seront plus
des pays viables ».
Utilisant un langage incendiaire, Trump qualifie le maire de gauche de Londres,
Sadiq Khan, fils d’immigrants pakistanais et premier maire musulman de la ville,
de « désastre » et attribue son élection à l’immigration : « Il a été élu parce
que beaucoup de gens sont arrivés. Ils votent pour lui maintenant. »
Lundi, le président du Conseil européen, António Costa, a reproché à
l’administration Trump ce document sur la sécurité nationale et a exhorté la
Maison Blanche à respecter la souveraineté et le droit à l’autonomie
gouvernementale de l’Europe.
« Des alliés ne menacent pas d’interférer dans la vie démocratique ou les choix
politiques internes de leurs partenaires », a déclaré Costa. « Ils les
respectent. »
Dans son entretien avec POLITICO, Trump empiète sur ces limites et déclare qu’il
continuera à soutenir ses candidats préférés lors des élections européennes,
même au risque d’offenser les sensibilités locales.
« Je serais prêt à soutenir », a déclaré Trump. « J’ai soutenu des personnes,
mais j’ai soutenu des personnes que beaucoup d’Européens n’aiment pas. J’ai
soutenu Viktor Orbán », le Premier ministre hongrois d’extrême droite que Trump
dit admirer pour ses politiques de contrôle des frontières.
C’est la guerre entre la Russie et l’Ukraine, plutôt que la politique
électorale, qui semble occuper le plus l’esprit de Trump. Il affirme avoir
proposé un nouveau projet de plan de paix, qui a plu selon lui à certains
responsables ukrainiens, mais que Zelenskyy lui-même n’aurait pas encore
examiné. « Ce serait bien qu’il le lise », déclare Trump.
Zelenskyy a rencontré lundi les dirigeants français, allemand et britannique et
a continué à s’opposer à la cession de territoire ukrainien à la Russie dans le
cadre d’un accord de paix.
Le président américain déclare ne guère miser sur les dirigeants européens dans
la recherche d’une fin à la guerre : « Ils parlent, mais ils ne produisent rien,
et la guerre continue encore et encore. »
Dans un nouveau geste de défiance à l’égard de Zelenskyy, politiquement affaibli
en Ukraine par un scandale de corruption, Trump renouvelle son appel à ce que
l’Ukraine organise de nouvelles élections.
« Ils n’ont pas organisé d’élections depuis longtemps », déclare Trump. « Vous
savez, ils parlent de démocratie, mais on en arrive à un point où ce n’est plus
une démocratie.»
AMÉRIQUE LATINE
Tout en affirmant poursuivre un programme de paix à l’étranger, Trump déclare
qu’il pourrait étendre encore les actions militaires menées par son
administration en Amérique latine contre des cibles qu’elle estime liées au
trafic de drogue. Trump a déployé une force militaire massive dans les Caraïbes
pour frapper les trafiquants de drogue présumés et faire pression sur le régime
autoritaire du Venezuela.
Au cours de l’interview, Trump refuse à plusieurs reprises d’exclure l’envoi de
troupes américaines au Venezuela dans le cadre d’une initiative visant à
renverser le dirigeant autoritaire Nicolás Maduro, qu’il accuse d’exporter de la
drogue et des personnes dangereuses vers les États-Unis. Certains dirigeants de
la droite américaine ont averti Trump qu’une invasion terrestre du Venezuela
constituerait une ligne rouge pour les conservateurs qui ont voté pour lui en
partie pour mettre fin aux opérations militaires à l’étranger.
« Je ne veux ni confirmer ni infirmer. Je ne parle pas de cela », déclare Trump
à propos du déploiement de troupes terrestres, ajoutant : « Je ne veux pas vous
parler de stratégie militaire. »
Mais le président précise qu’il envisagerait d’utiliser la force contre des
cibles dans d’autres pays où le trafic de drogue est très actif, notamment au
Mexique et en Colombie.
« Bien sûr, je le ferais », a-t-il déclaré.
Trump défend tout juste certaines de ses actions les plus controversées en
Amérique latine, notamment sa récente grâce accordée à l’ancien président
hondurien Juan Orlando Hernández, qui purgeait une peine de plusieurs décennies
dans une prison américaine après avoir été condamné pour un vaste complot de
trafic de drogue. Trump déclare qu’il savait « très peu » de choses sur
Hernández, si ce n’est que « des personnes très bien informées » lui avaient dit
que l’ancien président hondurien avait été injustement pris pour cible par ses
adversaires politiques.
« Ils m’ont demandé de le faire et j’ai dit que je le ferais », reconnaît Trump,
sans nommer les personnes qui avaient demandé la grâce pour Hernández.
Santé et économie
Invité à évaluer la situation l’économique sous son mandat, Trump la qualifie de
succès retentissant : « A ++++ ». A propos du mécontentement des électeurs
concernant le coût de la vie, Trump déclare que l’administration Biden en est
responsable : « J’ai hérité de ce bazar. J’ai hérité d’un vrai bazar ».
Le président est confronté à un environnement politique hostile en raison des
difficultés financières des Américains. Environ la moitié des électeurs et près
de 4 personnes sur 10 ayant voté pour Trump en 2024 ont déclaré dans un récent
sondage POLITICO que le coût de la vie n’avait jamais été aussi élevé.
Trump déclare qu’il pourrait apporter des modifications supplémentaires à sa
politique tarifaire afin de contribuer à faire baisser le prix de certains
produits, comme il l’a déjà fait, mais il insiste sur le fait que, dans
l’ensemble, les choses vont dans la bonne direction en termes de prix.
« Les prix sont tous en baisse », a déclaré Trump, ajoutant : « Tout est en
baisse. »
Les prix ont augmenté de 3% au cours des 12 mois se terminant en septembre,
selon le dernier indice des prix à la consommation.
BRUXELLES — Bruxelles s’apprête à se lancer dans un exercice d’équilibriste :
comment inciter le secteur public à acheter davantage de produits fabriqués dans
l’UE sans être accusé de faire du protectionnisme ?
L’exécutif européen devait présenter explicitement cette semaine ce que veut
dire en pratique son programme “acheter européen”, en dévoilant sa proposition
d’Industrial Accelerator Act. Mais ce lundi, cette mesure, destinée à garantir
que des milliards d’euros de marchés publics soient attribués à des entreprises
européennes, a été repoussée à la fin du mois de janvier.
Ce report intervient alors qu’un groupe de neuf Etats membres — mené par la
République tchèque et comprenant l’Estonie, la Finlande, l’Irlande, la Lettonie,
Malte, le Portugal, la Slovaquie et la Suède — est monté au créneau. Ces pays
craignent que l’Union européenne ne se nuise à elle-même en isolant certains
secteurs de l’économie du reste du monde.
Cette rébellion contre la proposition législative montre que deux visions
s’affrontent sur ce que l’Europe doit faire pour rivaliser avec les Etats-Unis
et la Chine.
Pour le camp mené par Emmanuel Macron et dominé par les puissances industrielles
de l’Union, l’Europe ne peut réussir dans la compétition mondiale que si elle
accorde un traitement préférentiel à ses propres champions industriels et
technologiques dans l’attribution de grands contrats, tels que les réseaux de
transport public.
A l’inverse, pour les pays plus petits et à l’approche libérale en matière
commerciale, c’est impensable. Ils affirment que leurs économies ne peuvent
rester compétitives que si elles sont libres de choisir les meilleurs produits
au meilleur prix. Et même si cela signifie se fournir auprès des Chinois ou des
Coréens.
Depuis des années, ces pays soupçonnent que cette stratégie d’“acheter européen”
affaiblira l’économie de l’UE en accordant un traitement préférentiel aux grands
groupes franco-allemands, qui seront moins soumis à la pression de la
concurrence et pratiqueront des prix injustement élevés à l’égard de leurs
fournisseurs et de leurs clients.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a soutenu
l’idée de permettre aux gouvernements et aux autres organismes publics
d’exprimer une “préférence européenne” en matière de marchés publics, après
avoir entamé son second mandat il y a un an.
L’Industrial Accelerator Act est un premier test pour ce principe, puisqu’il a
été intégré dans cette proposition législative conçue à l’origine pour accélérer
les investissements dans des projets de décarbonation dans le cadre du Pacte
pour une industrie propre d’Ursula von der Leyen.
Au cours du processus de rédaction, le commissaire européen à l’Industrie, le
Français Stéphane Séjourné, a intégré le principe d’“acheter européen” dans la
proposition, ainsi qu’un contrôle plus strict des investissements étrangers.
A MANIPULER AVEC PRÉCAUTION
Dans leur contre-attaque, les Tchèques ont appelé Bruxelles à “faire preuve de
la plus grande prudence possible lors de l’élaboration de l’approche de la
‘préférence européenne’”, selon un document de position obtenu par POLITICO
avant une réunion des ministres de l’Industrie de l’UE lundi.
“Adopter des règles disproportionnées sur la ‘préférence européenne’ comme une
norme dans nos politiques publiques pourrait risquer […] d’aggraver la méfiance
à l’égard du système commercial multilatéral et de l’UE en tant que partenaire
fiable et prévisible”, poursuit le document tchèque, qui a été signé par les
huit autres pays.
Une délégation du syndicat patronal Keidanren — qui compte Toyota et Mitsubishi
parmi ses adhérents — a récemment rencontré un membre du cabinet de Stéphane
Séjourné pour discuter de l’idée de la préférence européenne, selon une personne
au fait du dossier. | Kiyoshi Ota/EPA
Ces craintes sont partagées en dehors de l’Europe : une délégation du syndicat
patronal japonais Keidanren — qui compte Toyota et Mitsubishi parmi ses
adhérents — a récemment rencontré un membre du cabinet de Stéphane Séjourné pour
discuter de l’idée de la préférence européenne, selon une personne au fait du
dossier.
Leur idée est d’exempter les “partenaires [de l’UE] de même sensibilité”, tels
que le Japon, de ces exigences.
Les préoccupations exprimées dans le document tchèque ont également été reprises
par certaines organisations professionnelles européennes — même si, en théorie,
elles auraient tout à gagner à ce que leurs gouvernements achètent davantage de
produits, de services ou de technologies d’origine nationale.
Peter Kofler, président des Danish Entrepreneurs, a mis en garde contre les
“murs de protection qui nous isolent de la réalité mondiale”.
“Imposer la ‘préférence européenne’ avant que nos solutions ne soient de classe
mondiale nous enfermera dans une économie de second rang”, a-t-il prévenu.
LA MISE EN ŒUVRE EST ESSENTIELLE
D’autres organisations professionnelles se sont montrées ouvertes aux exigences
en matière de préférences locales, mais s’inquiètent de la manière dont elles
seraient mises en œuvre, ou craignent qu’elles ne soient considérées comme une
charge administrative supplémentaire, au moment même où Ursula von der Leyen se
donne pour mission de simplifier.
Orgalim, un lobby de la tech, s’est prononcé largement en faveur de la
proposition, tout en soulignant la nécessité d’éviter “des charges
administratives et réglementaires supplémentaires qui étouffent le secteur à un
moment où nous avons désespérément besoin de flexibilité pour innover et être
compétitifs”.
Dans une prise de position antérieure, la Pologne a estimé que les exigences en
matière de contenu local pourraient être des “outils importants”, mais que leur
succès “dépendra en grande partie de leur calibrage”. Appelant à une approche
flexible du “Made in Europe”, les Polonais ont également averti que les pays les
plus avancés dans la transition vers les énergies vertes pourraient en
bénéficier de manière disproportionnée.
Aleksandra Kordecka, experte au sein du cabinet Séjourné, a tenté de dissiper
ces inquiétudes lors d’un récent événement. “L’objectif du ‘Made in Europe’, je
pense, est que l’argent public aille à l’industrie européenne et aux emplois
européens”, a-t-elle exposé.
La Commission souhaite créer un environnement permettant aux industries
européennes de rivaliser avec les surcapacités chinoises massives, a ajouté
Aleksandra Kordecka : “Il ne s’agit absolument pas de fermer complètement le
marché.”
Jordyn Dahl et Camille Gijs ont contribué à cet article, qui a d’abord été
publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en français par Jean-Christophe
Catalon.
LONDRES — Le gouvernement britannique envisage d’interdire les dons en
cryptomonnaies aux partis politiques, ce qui pourrait sonner l’alerte chez
Reform UK et son leader Nigel Farage.
En pleine ascension dans les sondages au Royaume-Uni, ce parti populiste a
ouvert la porte aux actifs numériques pour les dons au printemps dernier, dans
le cadre de la “révolution crypto” qu’il promet pour le Royaume-Uni. Et il en a
même déjà accepté.
Aucune mesure contre ce procédé ne figure dans le document décrivant les
contours du prochain projet de loi du gouvernement britannique sur les élections
(ou Elections Bill), présenté comme un plan visant à renforcer la démocratie du
pays. Mais les responsables publiques envisagent désormais d’interdire l’usage
des cryptomonnaies dans le financement des responsables politiques, selon trois
personnes au fait des discussions récentes sur ce projet de loi.
Le gouvernement n’a pas démenti qu’une telle mesure était à l’étude, et s’est
contenté d’indiquer qu’il “donnerait plus de détails dans [s]on Elections Bill”.
Cette année, Reform UK est devenu le premier parti politique britannique à
accepter des dons en cryptomonnaie. Nigel Farage a indiqué à Reuters en octobre
que sa formation avait reçu “quelques” dons sous forme de cryptoactifs après que
la Commission électorale — qui réglemente les dons aux partis politiques — a
confirmé qu’elle avait été informée du premier don en cryptomonnaie.
Reform UK a mis en place sa propre plateforme pour les dons en cryptomonnaies et
a promis des contrôles “renforcés” pour éviter tout abus.
Reform UK a mis en place sa propre plateforme pour les dons en cryptomonnaies et
a promis des contrôles “renforcés” pour éviter tout abus. | Dan Kitwood/Getty
Images
Nigel Farage, qui détient des cryptoactifs de long terme, s’est présenté au
secteur britannique des cryptos comme leur “seul espoir”. Il cherche ainsi à
imiter son allié de longue date, le président américain Donald Trump, qui a
largement adhéré aux monnaies numériques. Nigel Farage a souligné qu’il
soutenait publiquement la filière depuis “bien avant Trump”.
DIFFICILE À TRACER
Le plan initial de l’exécutif pour son Elections Bill comprend une série de
mesures allant de l’instauration du droit de vote à 16 ans au renforcement des
pouvoirs de la Commission électorale. Aucune mesure ne figure contre les dons en
cryptomonnaies, mais le gouvernement, dirigé par les travaillistes — qui sont
loin derrière Reform UK dans les sondages —, est sous pression pour instaurer
une interdiction.
Parmi ceux qui ont suggéré un durcissement figurent le ministre Pat McFadden, le
président du comité spécial des affaires économiques et du commerce à la Chambre
des communes, Liam Byrne, et le président du groupe parlementaire transpartisan
sur la lutte contre la corruption et l’équité fiscale, Phil Brickell.
Les experts en transparence ont alerté qu’il pouvait être difficile de tracer
l’origine des dons en cryptomonnaies. Cela fait craindre que les dons venus de
l’étranger aux partis politiques et aux candidats — interdits dans presque tous
les cas de figure par la loi au Royaume-Uni —, ainsi que les bénéfices tirés
d’activités criminelles et les opérations de blanchiment d’argent puissent
passer à travers les mailles du filet.
Le projet de loi électorale des travaillistes devrait également imposer de
nouvelles règles aux partis politiques et à leurs donateurs. Il devrait prévoir
un durcissement sur les dons provenant de sociétés-écrans et d’associations non
déclarées, et pourrait obliger les partis à enregistrer et à conserver une
évaluation des risques liés aux dons susceptibles de présenter un risque
d’ingérence étrangère.
Les cryptomonnaies sont un nouveau champ de bataille en matière d’ingérence
étrangère. Les services de renseignement russes adoptent de plus en plus les
monnaies numériques pour échapper aux sanctions et financer des actions de
déstabilisation — comme lors des élections en Moldavie — depuis que Moscou a été
coupé du système bancaire mondial à la suite de l’invasion de l’Ukraine.
La question de l’intervention du Kremlin dans la politique britannique a refait
surface ces derniers mois après que Nathan Gill — ancien chef de Reform au Pays
de Galles et ex-député européen du Brexit Party de Nigel Farage — a été condamné
à dix ans et demi de prison le mois dernier parce qu’il a été rémunéré pour
faire des déclarations prorusses au Parlement européen.
Nigel Farage a pris ses distances avec Nathan Gill, décrivant l’ancien député
européen comme une “pomme pourrie” qui l’avait trahi.
Cela n’a pas empêchait le Parti travailliste de passer à l’offensive : le
Premier ministre Keir Starmer demandant à Nigel Farage de lancer une enquête
interne sur les activités de Nathan Gill.
Selon un porte-parole du ministère du Logement, des Communautés et des
Collectivités locales, qui est responsable du projet de loi : “Le système de
financement politique dont nous avons hérité a rendu notre démocratie vulnérable
aux ingérences étrangères.”
“Nos nouvelles règles strictes en matière de dons en politique, telles que
définies dans notre stratégie électorale, protégeront les élections au
Royaume-Uni tout en veillant à ce que les partis puissent continuer à se
financer.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en
français par Jean-Christophe Catalon.
PARIS — D’ordinaire, le poing levé est davantage l’apanage des militants
anticapitalistes que celui des employeurs. Pourtant, c’est ce symbole qu’a
choisi le mouvement patronal “Trop c’est trop”.
Ce collectif formé par 2 000 signataires d’une tribune publiée début novembre
dans L’Express pour dénoncer la “dérive fiscale” et un débat budgétaire
contraire à l’intérêt des entreprises, est en cours de structuration, a appris
POLITICO.
Un compte LinkedIn “Trop c’est trop !” est déjà entré sur le ring lundi soir, et
sera bientôt suivi par un compte sur X afin de donner davantage d’écho à
l’exaspération fiscale des patrons.
Ce vent de colère s’est fait ressentir jusqu’à Matignon. Son locataire,
Sébastien Lecornu, à la recherche d’un compromis pour faire atterrir les textes
financiers, a pris la plume lundi pour leur répondre.
Une réaction insuffisante pour tempérer les ardeurs du duo à l’origine du texte
: Erwan Le Noan, du cabinet de conseil Altermind, et Eric Maumy, PDG du groupe
April. Les deux instigateurs du mouvement veulent continuer à faire entendre la
voix des patrons au-delà des débats budgétaires, et en particulier lors des
futures échéances électorales.
OPÉRATION COUP DE POING
“L’idée, c’est de capitaliser sur cette mobilisation et de continuer à exister
dans le débat public”, nous répond Erwan Le Noan. L’essayiste-consultant
explique avoir été motivé à mettre sur pied cette “plateforme permettant
d’accroître la parole” des patrons, après avoir reçu plusieurs centaines de
mails de la part de dirigeants d’entreprise en réaction à la tribune.
Cette initiative n’est pas sans rappeler le mouvement contestataire des Pigeons,
né en 2012, au début du quinquennat Hollande sur fond de hausse de taxation du
capital.
“Je nous souhaite le même succès”, rebondit Le Noan, qui est en contact avec
Geoffroy Roux de Bézieux, Virginie Calmels (CroissancePlus), Stanislas de
Bentzmann (Devoteam), ou encore Philippe d’Ornano (Sisley/Meti).
Ce dernier, signataire de la tribune, justifie son activisme auprès de POLITICO
par le fait que “les gens rationnels ont tendance à penser que des mesures
irrationnelles ne passeront jamais, mais si l’on ne fait pas gaffe, ces mesures
finissent par passer, il faut donc faire un travail d’explication”.
“Les entreprises sont inquiètes comme elles ne l’ont pas été depuis des années,
le fait de structurer ce mouvement pour parler d’une seule voix permettra
d’avoir plus d’impact que si chacun parle de son côté”, abonde un autre
signataire de la tribune, Olivier Schiller, le président de l’ETI Septodont.
Pour donner un écho médiatique à l’initiative, l’agence de communication The
Arcane, fondée par Marion Darrieutort, s’active en coulisses.
UN COLLOQUE AUX FAUX AIRS DE MEETING
Si “Trop c’est trop !” n’a pas vocation à se transformer en parti politique, en
organisation ou en think tank, le mouvement sera sous le feu des projecteurs le
17 décembre.
Non pas pour un meeting, comme le Medef l’avait imaginé en octobre avant de
reculer, mais pour tenir un colloque organisé avec L’Express, salle Gaveau à
Paris. Les 2 000 signataires seront conviés et assisteront à des interventions
sur, entre autres, “les Français et leurs entreprises” ou “la croissance
française plutôt que les taxes”.
D’après l’invitation consultée par POLITICO, Nicolas Dufourcq (Bpifrance) ou
Agnès Verdier-Molinié (Ifrap), ainsi que plusieurs dirigeants signataires de la
tribune, dont Patrick Martin, se succéderont sur scène.
BRUXELLES — La commissaire européenne chargée de la Concurrence, Teresa Ribera,
n’a pas mâché ses mots contre l’administration Trump, l’accusant d’utiliser le
“chantage” pour contraindre l’UE à assouplir sa réglementation du numérique.
Le secrétaire américain au Commerce, Howard Lutnick, a suggéré lundi à Bruxelles
que les Etats-Unis pourraient modifier leur approche en matière de droits de
douane sur l’acier et l’aluminium si l’UE revoyait ses règles en matière de
numérique. Les responsables européens ont interprété ses remarques comme visant
les réglementations phares de l’UE, notamment celle sur les marchés numériques
(DMA).
“C’est du chantage”, a considéré la commissaire espagnole dans un entretien à
POLITICO mercredi. “Le fait que ce soit leur intention ne signifie pas que nous
acceptons ce genre de chantage.”
Teresa Ribera — qui, en tant que première vice-présidente exécutive de la
Commission, est la numéro 2 de l’exécutif européen derrière la présidente Ursula
von der Leyen — a souligné que la réglementation européenne du numérique ne
devrait pas avoir de lien avec les négociations commerciales. L’équipe de Donald
Trump cherche à réviser l’accord conclu par le président américain avec Ursula
von der Leyen dans son golf écossais en juillet.
Ces déclarations interviennent à un moment sensible des négociations
commerciales en cours. Washington considère le DMA comme discriminatoire, parce
que les grandes plateformes technologiques qu’il réglemente — comme Microsoft,
Google ou Amazon — sont presque toutes américaines. Il s’insurge également
contre le règlement sur les services numériques (DSA), qui vise à limiter les
discours haineux illégaux et la désinformation en ligne, car il est conçu pour
encadrer les réseaux sociaux comme X d’Elon Musk.
Teresa Ribera a rappelé que ces règles étaient une question de souveraineté, et
qu’elles ne devraient pas entrer dans le champ d’une négociation commerciale.
“Nous respectons les règles, quelles qu’elles soient, qu’ils ont établies pour
leurs marchés : le marché numérique, le secteur de la santé, l’acier, tout ce
que vous voulez […] les voitures, les normes”, a-t-elle posé en parlant des
Etats-Unis. “C’est leur problème, leur réglementation et leur souveraineté. Il
en va de même ici.”
Teresa Ribera, avec la commissaire aux Technologies numériques Henna Virkkunen,
supervise le DMA, qui veille au bon comportement des grandes plateformes
numériques et à une concurrence équitable.
Elle a vivement réagi aux propos tenus par Howard Lutnick lors de sa rencontre
avec des responsables et des ministres européens lundi, martelant que “les
règles européennes en matière de numérique ne sont pas à négocier”.
Henna Virkkunen tenait la même ligne mardi. Lundi, elle a présenté à ses
homologues américains le paquet de mesures de simplification de l’UE, comprenant
la proposition d’omnibus numérique. Ce paquet a été présenté comme une
initiative européenne visant à réduire les formalités administratives, mais
certains l’ont interprété comme une tentative de répondre aux préoccupations des
Big Tech américaines en matière de régulation.
Le secrétaire américain au Commerce, Howard Lutnick, a suggéré lundi à Bruxelles
que les Etats-Unis pourraient modifier leur approche en matière de droits de
douane sur l’acier et l’aluminium si l’UE revoyait ses règles en matière de
numérique. | Nicolas Tucat/Getty Images
Interrogée sur les raisons qui l’ont poussée à faire une déclaration aussi
forte, Teresa Ribera a répondu que les remarques d’Howard Lutnick constituaient
“une attaque directe contre le DMA”, avant d’ajouter : “Il est de ma
responsabilité de défendre le bon fonctionnement du marché numérique en Europe.”
DES FISSURES APPARAISSENT
Malgré la réplique intransigeante de Teresa Ribera, la solidarité des Etats
membres envers le DMA commence doucement à se fissurer.
Après la réunion de lundi, Howard Lutnick a pointé que certains ministres
européens du Commerce n’étaient pas aussi réticents que la Commission à l’idée
de revoir les règles numériques de l’UE : “Je vois beaucoup de ministres […]
certains sont plus ouverts d’esprit que d’autres”, a-t-il observé sur Bloomberg
TV, affirmant que si l’Europe veut des investissements américains, elle doit
changer son modèle de régulation.
Parmi les participants, au moins une Européenne semble d’accord. L’Allemande
Katherina Reiche, qui s’est exprimée en marge de la réunion, a déclaré à la
presse qu’elle était favorable à un nouvel assouplissement des règles de l’UE en
matière de numérique.
“L’Allemagne a clairement fait savoir qu’elle voulait avoir la possibilité de
jouer un rôle dans le monde numérique”, a exposé Katherina Reiche, citant en
particulier le DMA et le DSA.
Les efforts de lobbying déployés par Washington contre les règles européennes
sur le numérique s’inscrivent dans le cadre d’une bataille plus large menée par
les Etats-Unis au niveau mondial pour affaiblir les lois sur le numérique dans
les pays étrangers.
Ce mois-ci, la Corée du Sud a cédé au lobbying de l’administration Trump en
revenant en arrière sur son propre projet d’encadrement de la concurrence dans
le secteur numérique.
Le représentant américain au commerce prépare son rapport 2026 et lance une
nouvelle série de consultations dans les semaines à venir. Entre-temps, la
Commission poursuit son évaluation des règles dans le cadre de son Digital
Fairness Fitness Check et de la révision en cours du DMA.
Mais entre le lobbying de Washington et les Etats membres qui se désolidarisent,
la question n’est pas seulement de savoir ce à quoi va aboutir la révision du
DMA, mais s’il peut survivre à la guerre commerciale.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en
français par Jean-Christophe Catalon.
PARIS — A quoi exactement ont servi les 9 000 euros de frais déclarés depuis
l’année dernière par le maire d’Angers, Christophe Béchu ?
“Les contribuables ont le droit de savoir”, estime Noam Leandri. Cet Angevin
devrait figurer en bonne place sur la liste de rassemblement de la gauche pour
reprendre l’Hôtel de ville à Béchu, lui-même un proche d’Edouard Philippe, lors
des élections municipales de mars. C’est ce qui l’a motivé à demander il y a un
mois à la mairie et à la métropole les justificatifs des frais de l’élu. Sans
réponse à ce stade, il a saisi la Commission d’accès aux documents
administratifs (Cada) et ira devant le tribunal si le refus persiste.
Le sujet a empoisonné le premier déplacement officiel du maire sortant, qui a
assuré n’avoir “rien à cacher” et indique que le retard dans la transmission de
ses notes de frais est dû à un problème d’adresses mail. “En 2024, j’ai déclaré
2 500 euros de frais. Moi, je ne me suis pas acheté des robes”, a grincé
Christophe Béchu, dans une allusion aux polémiques autour des notes de frais des
Parisiennes Jeanne d’Hauteserre et Anne Hidalgo (voir plus bas). Précisons
toutefois qu’en 2024, le maire d’Angers n’a été en poste que quatre mois cette
année-là, après sa sortie du gouvernement.
De fait, c’est la nouvelle mode : dans plusieurs villes, les notes de frais sont
utilisées par des opposants, certains s’interrogeant sur l’utilité de dépenses
en cravates ou sur le montant raisonnable d’un déjeuner entre un maire et ses
invités.
A Lyon, le candidat UDR-RN s’est par exemple plaint sur les réseaux sociaux que
“les Lyonnais paient les virées shopping de Grégory Doucet”, le maire de Lyon
écologiste, tickets de caisse à l’appui. Mais ces dépenses restent raisonnables
et dans les clous : si le maire peut utiliser jusqu’à 3 000 euros de frais de
représentation par an, il n’a dépensé que 4 000 euros en tout depuis son arrivée
à l’Hotel de ville en 2020.
A Leucate, une conseillère municipale d’opposition a déposé une plainte avec
Anticor contre le maire, qui dispose d’une enveloppe de 15 000 euros annuels et
la dépense sans conserver de justificatifs. “Mes frais correspondent
exclusivement aux déplacements liés aux responsabilités nationales que j’assume
au sein d’associations où se défendent les communes, le tourisme, le littoral et
le nautisme — donc Leucate”, a répondu le maire sur Facebook, qui critique “une
campagne d’une rare médiocrité”.
UNE TRANSPARENCE PRÉVUE PAR LA LOI
Aurore Granero, maître de conférences en droit public et membre de
l’Observatoire de l’éthique publique, salue le débat “légitime” sur le sujet,
expliquant que “chaque citoyen doit savoir comment est utilisé l’argent public”,
mais met en garde sur ses possibles dommages collatéraux.
“Il ne faut pas jeter l’opprobre sur l’ensemble des élus, alors que la plupart
effectuent leur mandat bénévolement. C’est jeter de l’huile sur le feu”,
prévient-elle. D’autant que la question des économies budgétaires revient sans
cesse dans le débat.
Pour la chercheuse, il faut bien sûr davantage de transparence pour “plus de
crédibilité”, mais il faut aussi davantage de pédagogie pour “montrer aux
citoyens la lourdeur et les responsabilités des mandats des élus locaux”.
Depuis la décision du Conseil d’Etat qui a obligé la maire de Paris à partager
ses notes de frais à un journaliste néerlandais, Stefan de Vries, après des
années de refus, il est juridiquement incontestable que ces documents doivent
être communiqués à tous ceux qui le réclament — et peuvent être aussi publiés.
Mais certains élus traînent encore des pieds. L’association Transparence
citoyenne, qui a demandé au printemps 2024 les notes de frais des maires de
toutes les villes de plus de 10 000 habitants, a dû engager des recours devant
les tribunaux dans une dizaine de cas, et si la quasi-totalité des communes se
sont depuis exécutées, deux villes résistent encore : Nice, dirigée par
Christian Estrosi (Horizons) et Perpignan, tenue par Louis Aliot (Rassemblement
national).
Nos confrères de Médiacités, qui ont demandé ces documents pour les présidents
de région, font encore face au refus de Carole Delga (PS) ou Laurent Wauquiez
(LR), obligeant le média local à se tourner vers le tribunal administratif, ou
le Conseil d’Etat, saisi — sans succès — par le président de la région
Auvergne-Rhône-Alpes, assez hostile à la transparence.
FRAIS MÉDIATIQUES, ENGAGEMENTS SYMBOLIQUES ?
L’action de Transparence citoyenne, et notamment son combat le plus médiatique
sur les notes de frais de la maire de Paris de ces dernières années, a permis
d’imposer le sujet des frais de mandat dans le débat médiatique et citoyen.
Les frais ont été obtenus de haute lutte par l’association pour Anne Hidalgo.
Dans la foulée, la mairie a décidé de partager les mêmes informations pour tous
les maires d’arrondissement, transformant les pages politiques des journaux en
litanie de marques de luxe et adresses de bonnes tables.
Beaucoup des conversations autour des notes de frais prennent leur source dans
l’action de Transparence citoyenne — une association fondée notamment par un
ancien militant LR et auteur pour le très droitier “Livre noir” (ancêtre de
“Frontières”), comme l’avait révélé POLITICO, mais qui se veut apolitique.
Les demandes en masse du printemps 2024 devaient alimenter une étude sur les
dépenses des élus avant les élections, explique à POLITICO Guillaume Leroy,
autre fondateur de l’association. Les refus trop fréquents des municipalités ont
cependant repoussé l’échéance.
Pour marquer le coup, l’association travaille à une charte autour de sept
engagements, à faire signer aux maires et candidats. Ceux-ci s’engageraient
entre autres à une publication automatique des notes de frais, à une limitation
des frais de bouche et à une transparence sur les invités, imagine Guillaume
Leroy.
L’association épluche les nombreuses réponses reçues — toutes accessibles en
ligne — en essayant de contacter les maires pour comprendre certaines
incongruités. Certains, confie encore Leroy, disent ne jamais avoir été
contrôlés, ne pas garder les justificatifs et ne pas savoir ce qu’il est
possible ou pas de se faire rembourser.
Les frais de représentation sont en effet peu encadrés. Ce qui relève ou non de
dépenses remboursables est souvent laissé à l’appréciation de l’élu. La Cour des
comptes recommande régulièrement aux conseils municipaux d’établir des listes
des dépenses acceptables pour poser un cadre. Et de mettre en place un contrôle
interne.
Le contrôle externe, lui, peut compter sur les candidats aux élections
municipales.
PARIS — Lorsque Patrick Pouyanné a décidé d’investir des milliards dans un
gigantesque gisement de gaz naturel situé dans une zone de guerre, il a pris
cette décision seul, après un seul dîner avec la patronne d’un énergéticien
concurrent.
C’était fin avril 2019, et Vicki Hollub, PDG d’Occidental Petroleum, une société
établie à Houston, était engagée dans une bataille à la David contre Goliath
avec le mastodonte américain de l’énergie Chevron pour racheter Anadarko, une
autre entreprise pétrogazière texane.
Warren Buffett était prêt à soutenir Vicki Hollub en apportant 10 milliards de
dollars, mais ce n’était pas assez. Alors la femme d’affaires s’est envolée pour
Paris afin de rencontrer Patrick Pouyanné, le PDG de la major tricolore, qui
s’appelait alors Total, et faisait partie du top 5 des Big Oil.
La proposition de Vicki Hollub : le Français investirait 8,8 milliards de
dollars en échange des quatre gisements de gaz africains d’Anadarko, dont une
vaste réserve en eaux profondes au large du nord du Mozambique, une région en
proie à une insurrection islamiste.
Patrick Pouyanné, qui avait déjà approché Anadarko au sujet des mêmes actifs, a
accepté en quelques minutes.
“Quels sont les atouts de Total ?”, a expliqué son PDG lors d’un événement
organisé par l’Atlantic Council à Washington quelques semaines plus tard. “Le
GNL”, a-t-il répondu, et “le Moyen-Orient et l’Afrique”, régions où l’entreprise
est présente depuis ses débuts à l’époque coloniale. “Donc, ça correspond
exactement et parfaitement.”
Si Total, “une grande entreprise”, peut être “si agile”, a-t-il exposé, c’est
grâce à l’efficacité de son processus de décision, entre les mains d’un homme,
et à la clarté de sa vision consistant à passer du pétrole au GNL, extrait dans
des pays étrangers peu réglementés.
“Il s’agiss[ait] juste d’envoyer un e-mail à ma collègue [Hollub]”, a-t-il
ajouté. “C’est comme ça qu’on conclut de bons deals.”
Six ans plus tard, on peut se demander si Patrick Pouyanné ne s’est pas un peu
trop précipité.
Le 17 novembre dernier, une ONG européenne de défense des droits humains a
déposé une plainte pénale devant le Parquet national antiterroriste français à
Paris accusant TotalEnergies de complicité de crimes de guerre, de torture et de
disparitions forcées dans le nord du Mozambique.
Les allégations portent sur la détention et l’exécution par l’armée mozambicaine
de civils autour de la guérite d’une vaste usine de liquéfaction de gaz que
TotalEnergies construit sur la péninsule d’Afungi, située au sud de la frontière
avec la Tanzanie. Des faits d’abord révélés par POLITICO.
La plainte, déposée par le Centre européen pour les droits constitutionnels et
les droits humains (ECCHR), une association de défense des droits humains,
affirme que TotalEnergies s’est rendue complice de ce qui est désormais appelé
le “massacre des conteneurs” en ayant “directement financé et soutenu
matériellement” les soldats mozambicains responsables des exécutions, entre juin
et septembre 2021.
“TotalEnergies savait que les forces armées mozambicaines avaient été accusées
de violations systématiques des droits humains, mais a continué à les soutenir
dans le seul but de sécuriser ses propres installations”, a déclaré Clara
Gonzales, codirectrice du programme sur les entreprises et les droits humains
pour l’ECCHR, une association berlinoise d’avocats, spécialisée en droit
international, et qui a passé l’année écoulée à corroborer ces atrocités.
En réponse à cette plainte, un porte-parole de l’entreprise à Paris a déclaré
dans un communiqué : “TotalEnergies prend ces allégations très au sérieux [et]
se conformera aux prérogatives légales d’enquête des autorités françaises”.
L’année dernière, en réponse aux questions de POLITICO, la major, par
l’intermédiaire de sa filiale Mozambique LNG, a déclaré qu’elle “accueillait
favorablement les enquêtes menées par les autorités ayant une compétence
légitime ou par des organisations véritablement indépendantes, compétentes et
impartiales qui fonctionnent de manière transparente”.
Cette semaine, le porte-parole a réitéré cette position.
Interrogé sur ces meurtres en mai dernier à l’Assemblée, le PDG a estimé que
“les gens qui répandent des allégations devraient apporter des preuves de leurs
dires ; évidemment, ils n’en ont apporté aucune”. Interrogé cette semaine sur
LCI au sujet de cette plainte, Patrick Pouyanné a de nouveau rejeté les
accusations, expliquant qu’elles participent d’une “campagne de dénigrement”
motivée par le fait que TotalEnergies produit des combustibles fossiles.
La plainte pour crimes de guerre s’appuie sur les révélations de POLITICO et
d’autres preuves provenant de sources ouvertes. Sur l’année écoulée, les
massacres des conteneurs ont été confirmés par Le Monde et Source Material, une
ONG britannique de journalisme d’investigation. Le professeur Joseph Hanlon,
expert du Mozambique, a également affirmé que ces atrocités sont “bien connues
localement” et qu’une enquête menée par UK Export Finance (UKEF) — l’agence de
crédit-export du Royaume-Uni, qui examine actuellement l’octroi d’un prêt de
1,15 milliard de dollars au projet de Total — a entendu les témoignages des
survivants.
Le massacre était apparemment une représaille à une attaque sanglante menée
trois mois plus tôt par des rebelles affiliés à l’Etat islamique contre la ville
voisine de Palma, qui avait fait 1 354 morts parmi les civils, dont 55 employés
de Total, selon un sondage en porte-à-porte conduit par POLITICO. Parmi les
personnes assassinées par les djihadistes, 330 ont été décapitées. TotalEnergies
a précédemment indiqué que le Mozambique n’avait pas encore publié le bilan
officiel du massacre de Palma.
En mars, le procureur de la République a annoncé l’ouverture d’une enquête
contre TotalEnergies pour homicide involontaire et non-assistance à personne en
danger après les accusations contre l’entreprise d’avoir abandonné ses
sous-traitants lors du massacre.
Après le départ des rebelles, les commandos mozambicains établis dans la
concession gazière de Total ont rassemblé 500 villageois et les ont accusés de
les soutenir. Ils ont séparé les hommes des femmes et des enfants, violé
plusieurs femmes, puis entassé les 180 à 250 hommes dans deux conteneurs
métalliques sans fenêtre qui formaient une fortification rudimentaire à l’entrée
du site industriel de la major française.
Les soldats y ont gardé leurs prisonniers pendant trois mois, sous une chaleur
de 30 degrés. Selon onze survivants et deux témoins, certains sont morts
asphyxiés. Nourris de poignées de riz et de bouchons de bouteilles d’eau,
d’autres sont décédés de faim ou de soif. Quant aux autres, les soldats en ont
frappé et torturé bon nombre, puis ils ont commencé à les emmener par groupes et
à les exécuter.
Seuls 26 hommes ont survécu, sauvés lorsqu’une force d’intervention rwandaise,
déployée pour combattre l’Etat islamique, a découvert l’opération. Une deuxième
enquête menée de maison en maison par POLITICO a permis d’identifier 97 des
personnes tuées ou disparues.
Au-delà de la plainte pour crimes de guerre et de l’enquête britannique, ces
meurtres font également l’objet de trois autres enquêtes distinctes : celle du
procureur général du Mozambique, celle de la Commission nationale des droits de
l’homme du Mozambique et celle du Parlement néerlandais, qui examine le
financement de 1 milliard de dollars accordé par le gouvernement des Pays-Bas au
projet de TotalEnergies.
La plainte de cette semaine a été déposée au Parquet national antiterroriste
français, dont les attributions comprennent les crimes de guerre. Le procureur
décidera s’il y a lieu d’ouvrir une enquête formelle et de nommer un juge
d’instruction.
Si l’affaire est jugée recevable, TotalEnergies risque un procès pour crimes de
guerre.
Cela entacherait sérieusement la réputation de cette entreprise, qui occupait
autrefois une place centrale dans l’identité nationale française, et de son PDG,
dont la détermination sans faille en avait fait une icône du monde des affaires.
Si le tribunal venait à déclarer la société ou ses dirigeants responsables des
meurtres commis dans les conteneurs, les sanctions pourraient aller d’amendes à,
en théorie, des peines de prison pour toute personne incriminée.
Comment TotalEnergies en est-elle arrivée là ? Comment Patrick Pouyanné en
est-il arrivé là ?
“POUYANNÉ PETROLEUM”
Né en Normandie en 1963, fils de fonctionnaires — son père était directeur des
douanes et sa mère travaillait aux PTT — Patrick Pouyanné s’est hissé parmi
l’élite française en étant admis à l’Ecole polytechnique, la plus prestigieuse
école d’ingénieurs du pays, puis à l’Ecole des mines, où sont formés les futurs
capitaines d’industrie français.
Après quelques années dans les cabinets ministériels, notamment celui d’Edouard
Balladur à Matignon et de François Fillon aux Technologies, il a rejoint Elf
Aquitaine en tant que directeur de l’exploration en Angola en 1996. Il déménagea
ensuite au Qatar en 1999, année de la fusion entre Total et Elf, avant d’être
nommé directeur général de Total en 2014 après le décès du PDG d’alors,
Christophe de Margerie, mort dans un accident d’avion à Moscou.
Patrick Pouyanné dirige avec pragmatisme et détermination. “Etre numéro un dans
un groupe comme Total […] c’est se retrouver seul”, confiait-il en 2020. “Quand
je dis ‘je ne suis pas d’accord’, parfois les murs tremblent. J’en suis
conscient.”
En une décennie aux manettes, Patrick Pouyanné, 62 ans, a transformé un groupe
de 100 000 salariés présent dans 130 pays en un one man show, surnommé avec
ironie “Pouyanné Petroleum” dans le secteur.
Ses fréquentes apparitions publiques et sa poigne ont fait de lui une figure
célèbre du monde des affaires international.
“Patrick a fait un excellent travail pour piloter TotalEnergies dans un
environnement complexe, délivrer des résultats financiers extrêmement solides,
et engager la Compagnie dans la transition énergétique plus rapidement et
résolument que ses pairs”, décrivait Jacques Aschenbroich, administrateur
référent du groupe, en 2023.
“Je ne suis pas sûr que tout le monde est heureux de travailler avec lui”,
tempère
Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat de l’Institut
français des relations internationales (Ifri) confirme : “Son implication est sa
force. Peu d’entreprises ont cette vitesse et cette rapidité d’exécution. Il est
capable de prendre une décision rapidement, d’une manière beaucoup plus rapide
et agile.”
Mais, Marc-Antoine Eyl-Mazzega tempère aussi : “Je ne suis pas sûr que tout le
monde est heureux de travailler avec lui ; il y a souvent des départs. Il est
assez direct et franc.”
Les salariés le surnomment “bulldozer”, en raison de sa carrure imposante et ses
méthodes autoritaires.
Ce surnom n’est pas toujours affectueux. Un ancien cadre de Total qui traitait
régulièrement avec lui se souvient d’une personne désagréablement agressive,
“tapant du poing sur la table”.
Selon le même, cela a eu pour effet de priver les équipes de tout pouvoir : “La
structure de Total essaie de deviner ce que Pouyanné veut faire. On ne peut
prendre aucune décision sans passer par le PDG.”
Auprès de POLITICO, TotalEnergies a qualifié ces descriptions de “déplacées et
sans fondement”.
“NE NOUS DEMANDEZ PAS DE FAIRE LA MORALE”
Ce qui ne fait aucun doute, c’est la manière dont Patrick Pouyanné a utilisé son
autorité pour façonner la réponse de Total au grand casse-tête du XXIe siècle en
matière de pétrole et de gaz : comment concilier la demande en énergies fossiles
et celle visant à en sortir.
Sa solution a été de diversifier l’activité, en éloignant l’entreprise des
combustibles à fortes émissions pour en faire un fournisseur d’énergie éthique
et diversifié, axé sur le gaz à faible teneur en carbone, le solaire et
l’éolien, et en s’engageant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Ce
virage a été symbolisé par le changement de nom du groupe, rebaptisé
TotalEnergies par Patrick Pouyanné en 2021.
Un deuxième élément, moins connu, de la stratégie du PDG a consisté à déplacer
les activités restantes dans les énergies fossiles dans des pays qui ne sont pas
soumis à la réglementation occidentale.
S’adressant au public à Chatham House à Londres en 2017, Patrick Pouyanné a
confié que ce qui l’avait décidé à privilégier les réserves pétrogazières
situées dans les régions les plus pauvres, les plus éloignées et les moins
surveillées de la planète, c’était les sanctions imposées au géant britannique
BP aux Etats-Unis à la suite de l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon
en 2010, qui avait fait 11 morts et provoqué une gigantesque marée noire dans le
golfe du Mexique.
Aux yeux du Français, ces amendes, comprises entre 62 et 142 milliards de
dollars selon les calculs utilisés, représentaient un “risque juridique”
excessif pour les activités liées au pétrole et au gaz en Occident.
Certes, d’autres territoires à la situation plus instable comportent aussi leur
lot de risques. Mais, à Chatham House, Patrick Pouyanné disait estimer le coût
d’un échec de tout projet en dehors de l’Occident à un montant, plus gérable,
compris entre 2 et 3 milliards de dollars.
En matière d’évaluation des risques, c’était une stratégie efficace.
“D’autres acteurs mettraient beaucoup de moyens dans des cabinets et écriraient
70 rapports pour conclure qu’un projet est risqué”, avance Marc-Antoine
Eyl-Mazzega de l’Ifri. “Patrick Pouyanné, en revanche, est prêt à prendre des
risques.”
Interrogé par le Sénat en 2024 sur sa façon de déterminer où investir, le patron
a reconnu que les calculs économiques importaient plus que l’éthique.
“Ne nous demandez pas de faire la morale”, avait-il lancé.
“UNE FAILLITE NE METTRA [PAS] TOTAL EN DANGER”
Les premiers prospecteurs pétroliers et gaziers sont arrivés dans le nord du
Mozambique en 2006. Lorsque Anadarko a découvert du gaz à 40 kilomètres au large
des côtes en 2010, on parlait du Mozambique comme du nouveau Qatar.
D’une superficie de 10 500 kilomètres carrés, soit environ un tiers de la
Belgique, le bloc 1 du bassin de Rovuma était décrit comme un monstre contenant,
selon les estimations, 2 100 milliards de mètres cubes de gaz, soit 1% de toutes
les réserves mondiales. Un champ voisin, le bloc 4, dont on pensait qu’il en
renfermait davantage, a rapidement été racheté par ExxonMobil.
Pour faire face au volume de production, le consortium d’Anadarko sur le bloc 1
a élaboré un plan pour la construction d’une usine de liquéfaction de 20
milliards de dollars. Avec le gisement d’ExxonMobil, le coût de l’exploitation
du gaz au Mozambique était estimé à 50 milliards de dollars, ce qui en ferait le
plus gros investissement privé jamais réalisé en Afrique.
Mais en 2017, une insurrection liée à l’Etat islamique est venue menacer ces
ambitions.
Deux ans avant que TotalEnergies ne rachète les 26,5% de parts d’Anadarko dans
le bloc 1, ce qui avait débuté comme une révolte spontanée contre la corruption
au sein du gouvernement dans la province du Cabo Delgado au nord s’est
transformé en une rébellion islamiste.
Les insurgés gagnaient sans cesse du terrain, déplaçant des centaines de
milliers de personnes, et procédaient régulièrement à des décapitations
massives.
L’installation était encore en travaux, mais elle était déjà régulièrement prise
pour cible. Elle était gérée par des Européens et des Américains, qui
cherchaient à faire gagner de l’argent à des entreprises situées à des milliers
de kilomètres, tout en déplaçant 2 733 villageois pour construire leur
concession et en interdisant aux pêcheurs d’accéder aux eaux autour de leurs
sites de forage. Après plusieurs attaques contre des véhicules entrant et
sortant de l’usine, les djihadistes ont tué deux personnes travaillant sur le
projet lors d’une attaque dans un village et ont démembré un chauffeur sur la
route en février 2019.
Un autre risque venait du fait que le port d’armes était interdit aux étrangers.
L’usine dépendait donc de l’armée et de la police mozambicaines pour sa
sécurité, deux institutions dont les crimes et la répression sont connus et bien
documentés.
Au début, Patrick Pouyanné semblait serein. Le champ de gaz échappait au droit
occidental et international, Maputo n’ayant pas ratifié le Statut de Rome
instituant la Cour pénale internationale. Et le Français semblait considérer la
poursuite de projets à haut risque et à haut rendement comme une obligation pour
une entreprise aux moyens financiers importants. En mai 2019, peu après avoir
signé le contrat d’Afungi, il a déclaré à l’Atlantic Council que Total était une
entreprise si grande qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, du moins pas comme
d’autres entreprises ou pays moins importants.
“Nous aimons le risque, c’est pourquoi nous avons décidé de nous lancer dans
l’aventure mozambicaine”, avait-il lancé. “Même dans le cas d’une faillite, [ça]
ne mettra [pas] Total en danger.”
En septembre 2019, lorsque le rachat par Total a été officiellement finalisé,
l’entreprise a assuré dans un communiqué de presse : “Le projet Mozambique LNG
est largement dérisqué.”
“La mention ‘largement dérisqué’ renvoie aux fondamentaux commerciaux et
financiers du projet”, a répondu TotalEnergies dans l’une de ses nombreuses
déclarations à POLITICO. “En déduire que c’était rejeter les préoccupations en
matière de sécurité revient à méconnaître fondamentalement le fonctionnement du
secteur.”
Pourtant, pour les personnes travaillant sur le projet, cette déclaration était
surprenante, étant donné qu’un employé de Mozambique LNG avait récemment été
découpé en morceaux.
A peu près à la même époque, les chefs de projet d’Anadarko, dont beaucoup
travaillaient désormais pour Total, ont tenté d’alerter leur nouveau patron sur
le danger que représentait l’insurrection.
C’est pourtant lorsqu’ils ont rencontré Patrick Pouyanné que “tout a commencé à
se dégrader”, relate l’un d’eux.
L’équipe, qui a travaillé pendant des années sur le projet au Mozambique, a ri
jaune lorsque le PDG est venu leur faire un discours “sur la brillante stratégie
de Total et la manière brillante dont Total allait mener à bien ce projet”,
raconte un autre.
Patrick Pouyanné a ajouté qu’il avait “un héros français” à la tête de la
sécurité de l’entreprise : Denis Favier, qui dirigeait le GIGN lors de la prise
d’otages de Marignane en 1994, et qui a mené la traque des frères Kouachi après
l’attentat de Charlie Hebdo en 2015 en tant que directeur de la gendarmerie
nationale.
“C’est facile pour lui”, considérait Patrick Pouyanné.
Interrogée sur la transition d’Anadarko à Total, la major française a affirmé
qu’elle était attentive à toutes les préoccupations exprimées par les anciens
employés d’Anadarko. “Nous n’avons pas connaissance d’un tel rejet des
préoccupations en matière de sécurité par TotalEnergies ou sa direction”, a
déclaré la société. “Il est incorrect d’affirmer que les conseils venus du
terrain n’ont pas été écoutés.”
Pourtant, après avoir rencontré Patrick Pouyanné, l’ancienne équipe d’Anadarko a
réuni son personnel au Mozambique pour les briefer sur leur nouveau patron,
selon une personne présente.
“Eh ben putain”, a lancé un chef de projet. “Nous avons un problème.”
“TRÈS VULNÉRABLE”
Un troisième ancien employé d’Anadarko, qui est resté travailler pour Total,
affirme que, lorsque la major française a pris le relais, elle a également
suspendu la décision de transférer la plupart des prestataires et du personnel
des hôtels et des complexes de Palma vers son site protégé d’Afungi, une mesure
coûteuse qu’Anadarko prévoyait de prendre en réponse à la détérioration de la
sécurité.
“J’avais travaillé tellement dur pour éliminer ce danger”, se désole cet
employé. “Palma était très vulnérable. Presque personne n’était censé [y] être.
Mais Total ne voulait pas m’écouter.”
D’autres mesures, comme regrouper les flux de véhicules venant ou partant
d’Afungi en convois escortés par des drones, ont également pris fin. Un
sous-traitant qui traversait régulièrement le territoire rebelle a décrit la
différence entre Anadarko et Total comme “le jour et la nuit”.
Puis, en juin 2020, les rebelles ont pris la ville de Mocimboa da Praia et tué
au moins huit sous-traitants. Fin décembre de la même année, ils ont lancé une
nouvelle offensive qui les a menés aux portes de Total.
A ce moment-là, Patrick Pouyanné a fait marche arrière et a pris en charge
personnellement la supervision des opérations de sécurité, selon le premier
responsable d’Anadarko cité. Bien qu’il n’ait aucune expertise en matière de
sécurité, “[il] a dû se plonger dans les moindres détails”.
Le deuxième cadre a confirmé ces propos. “Il est passé de ‘Je m’en fiche, nous
avons les meilleurs agents de sécurité du secteur pour gérer cela’ à ‘Oh mon
Dieu, c’est un désastre, laissez-moi micromanager et tout diriger’”,
retrace-t-il.
Le groupe “n’avait connaissance d’aucune […] critique selon laquelle Patrick
Pouyanné manquerait de l’expertise nécessaire”, a déclaré TotalEnergies,
ajoutant que son PDG avait “une expérience directe des évacuations d’urgence
[depuis] que Total avait dû évacuer son personnel du Yémen en 2015”.
La progression des insurgés vers les abords d’Afungi a incité le dirigeant à
ordonner l’évacuation de tout le personnel de TotalEnergies. En revanche, de
nombreux prestataires et sous-traitants, dont certains avaient pris du retard en
raison du Covid, ont reçu l’ordre de continuer à travailler, selon des échanges
d’e-mails entre prestataires consultés par POLITICO.
“Mozambique LNG n’a fait aucune distinction entre ses propres employés, ses
prestataires ou ses sous-traitants lorsqu’elle a donné ces instructions”, a
assuré le groupe, précisant qu’il n’était pas responsable des décisions de ses
prestataires.
Puis, en février 2021, Patrick Pouyanné s’est rendu à la capitale Maputo pour
négocier un nouvel accord de sécurité avec le président mozambicain de l’époque,
Filipe Nyusi.
A l’issue de cette rencontre, les deux hommes ont annoncé la création d’une
Joint Task Force, une unité de 750 soldats et policiers armés qui serait
stationnée à l’intérieur du complexe.
L’accord prévoyait que ces troupes protégeraient un rayon de 25 kilomètres
autour de l’usine, y compris Palma et plusieurs villages. Dans la pratique, en
concentrant des centaines de soldats et de policiers à l’intérieur du périmètre
clôturé, Palma s’est retrouvée relativement exposée.
“Il est inexact d’affirmer que Palma était mal défendue”, a démenti
l’entreprise. “Cependant, il est indéniable que ces forces de sécurité ont été
dépassées par l’ampleur et la violence des attentats terroristes de mars 2021.”
TotalEnergies a également ajouté qu’il n’était pas exact de dire que “Patrick
Pouyanné a personnellement géré l’accord de sécurité mettant en place la Joint
Task Force”.
“UNE CATASTROPHE”
A l’époque, les conseillers en droits humains du groupe mettaient en garde qu’en
renforçant l’alliance de TotalEnergies avec les services de sécurité
mozambicains par la création de la Joint Task Force — à laquelle l’entreprise
avait accepté de verser ce qu’elle qualifie d’“indemnités de difficulté” par
l’intermédiaire d’un tiers, ainsi que de la fournir en équipement et de
l’héberger dans son enceinte —, Patrick Pouyanné la rendait de fait partie
prenante au conflit et l’impliquait dans toute violation des droits humains
commise par les soldats.
Tout aussi inquiétante était l’insistance de TotalEnergies, selon un responsable
de la sécurité de l’usine et le compte rendu d’une présentation du groupe sur la
sécurité communiqué dans le cadre d’une demande d’accès à l’information aux
Pays-Bas, pour que toutes les décisions importantes en matière de sécurité
soient prises par une équipe dédiée de 20 personnes située à 8 000 kilomètres de
là, à Paris.
Cette centralisation semble expliquer pourquoi, lorsque les islamistes ont
finalement envahi Palma le 24 mars 2021, Total a été parmi les derniers à en
être informés.
Un prestataire occidental, responsable de la sécurité, a expliqué avoir retiré
son personnel 10 jours avant l’assaut, sur la base d’informations dont il
disposait concernant la présence d’armes à feu et de jeunes hommes
prépositionnés dans la ville.
Dans les jours qui ont précédé l’attaque, les villageois des environs de Palma
ont averti leurs amis et leurs proches en ville qu’ils avaient vu les islamistes
avancer. Des messages WhatsApp consultés par POLITICO indiquent que des
sous-traitants ont signalé la même chose à la sécurité de l’usine les 22 et 23
mars.
Pourtant, à 9 heures du matin le 24 mars, TotalEnergies à Paris annonçait que la
situation était sûre et que son personnel pouvait y retourner.
Quelques heures plus tard, les islamistes attaquaient.
“Ni Mozambique LNG ni TotalEnergies n’ont reçu d’‘avertissements préalables’
spécifiques concernant une attaque imminente avant le 24 mars”, a déclaré le
groupe.
Face à une avancée sur trois fronts de plusieurs centaines d’assaillants, le
responsable de la sécurité de l’usine a déclaré que le management vertical de
TotalEnergies était incapable d’y faire face.
Le personnel sur le terrain n’a pas pu réagir à l’évolution de la situation,
paralysé par la nécessité de demander l’approbation de Paris pour toute
décision.
Selon le responsable de la sécurité, le bureau national de Total à Maputo était
également dans le flou, incapable de suivre les événements en temps réel ni
autorisé à réagir.
“QUI PEUT NOUS AIDER ?!”
Deux décisions, prises au moment où l’attaque se déroulait, ont aggravé les
ravages causés par les islamistes.
La première a été le refus de Total de fournir du kérosène au Dyck Advisory
Group (DAG), une petite société militaire privée sous-traitante de la police
mozambicaine.
La police et l’armée ayant été débordées, les petits hélicoptères du DAG
représentaient la seule force militaire opérationnelle à Palma et la seule unité
effectuant des sauvetages humanitaires.
Mais les hélicoptères du DAG étaient limités par le faible approvisionnement en
carburant, ce qui les obligeait à voler pendant une heure pour se ravitailler et
à immobiliser leur flotte par intermittence.
Etant l’un des plus grands fabricants mondiaux de kérosène et disposant de
stocks importants dans son usine, Total était en mesure d’apporter son aide.
Mais lorsque le DAG l’a sollicité à Paris, le groupe français a refusé. “La
décision venait d’en haut”, a affirmé Max Dyck, le directeur de DAG, “et c’était
ainsi que les choses devaient se passer”.
Total a reconnu avoir refusé de fournir du carburant à DAG — en raison de
préoccupations liées à l’historique de cette entreprise en matière de droits
humains, selon la major —, mais a mis du carburant à la disposition des services
de sécurité mozambicains. DAG a depuis engagé un avocat pour enquêter sur son
passif, qui l’a innocenté.
Une deuxième décision problématique fut un ordre, venant des cadres de Total à
Paris dans les mois précédant le massacre, selon le responsable de la sécurité
du site, qu’en cas d’attaque des rebelles, les gardes à l’entrée de la
concession ne devaient laisser entrer personne.
Cette instruction ne pouvait avoir été donnée que par quelqu’un qui ne
connaissait pas la géographie de la région, a considéré le responsable de la
sécurité du site.
Si les islamistes bloquaient les trois routes menant à Palma, comme le
prescrivent les tactiques conventionnelles, les seules issues possibles pour les
60 000 habitants seraient la mer ou les airs, deux voies qui passent par les
infrastructures de TotalEnergies, avec son port et son aéroport. En bloquant le
passage aux civils, l’entreprise les exposerait au danger.
C’est ce qui s’est passé. TotalEnergies s’est rapidement retrouvée avec 25 000
civils en fuite à ses portes, selon un rapport interne de l’entreprise obtenu
grâce à une demande d’accès à l’information déposée par Recommon, une ONG
italienne. Parmi la foule se trouvaient des centaines de sous-traitants et
d’ouvriers.
Des témoins ont décrit à POLITICO des familles suppliant les gardes de
TotalEnergies de les laisser entrer. Des mères tendaient leurs bébés pour qu’ils
soient déposés devant les portes. Mais, depuis Paris, l’entreprise a refusé
d’autoriser ses gardes à ouvrir.
Le 28 mars, cinquième jour de l’attaque, la direction à Paris a autorisé un
ferry à évacuer 1 250 employés et ouvriers du site, puis à effectuer un seul
aller-retour pour récupérer 1 250 civils qui s’étaient introduits dans le
périmètre, laissant encore des dizaines de milliers de personnes bloquées à ses
portes.
Le 29 mars, un responsable des relations communautaires de TotalEnergies à Paris
a passé un appel paniqué à Caroline Brodeur, une connaissance chez Oxfam
America.
“Il m’a dit : ‘Il y a une situation sécuritaire très grave au Mozambique !’”, se
souvient Caroline Bordeur. “‘Une escalade de la violence ! Nous devons évacuer
les gens ! Qui peut nous aider ? Quelle ONG peut nous soutenir sur le plan
logistique ?’”
Trente minutes plus tard, le même a rappelé. “Attendez”, lui a-t-il dit. “Ne
faites rien”, expliquant avoir été empêché par les cadres de TotalEnergies.
Aucune personne extérieure ne devait être impliquée.
“Je pense qu’il essayait de faire ce qu’il fallait”, a estimé Caroline Brodeur
lors d’un échange avec POLITICO. “Mais après cela, Total est restée
silencieuse.”
Au cours des deux mois suivants, les djihadistes ont tué des centaines de civils
à Palma et dans les environs, ainsi que sur le site de Total, avant d’être
chassés par la force d’intervention rwandaise.
Pour le deuxième ex-cadre d’Anadarko et de Total, les rebelles auraient pu
attaquer Palma, quel que soit le responsable du projet gazier. Mais la gestion
lointaine et centralisée de Total a rendu “la catastrophe […] inévitable”.
TotalEnergies a déclaré que sa réponse à l’attaque “avait atténué autant que
possible les conséquences”. Confirmant l’appel téléphonique à Oxfam, le groupe a
ajouté : “Aucun membre de TotalEnergies n’a cherché à empêcher toute aide
extérieure.”
Et il a particulièrement insisté sur le fait que Patrick Pouyanné n’était pas en
faute.
“Les accusations selon lesquelles la gestion de TotalEnergies par Patrick
Pouyanné aurait exacerbé les ravages causés par les attaques au Mozambique sont
totalement infondées”, a-t-elle souligné. “Patrick Pouyanné prend très au
sérieux la sécurité et la sûreté du personnel.”
Lors d’une interview donnée à LCI, Patrick Pouyanné a défendu les actions de son
entreprise. “Nous avons complètement évacué le site”, a-t-il déclaré. “On
n’était pas présent à ce moment-là.”
Il a ajouté qu’il considérait que TotalEnergies — dont les équipes ont aidé
“plus de 2000 civils à évacuer la zone” — “avait mené des actions héroïques”.
“UN DÎNER PRESQUE PARFAIT”
Les déboires de TotalEnergies au Mozambique s’inscrivent dans un contexte plus
large dans lequel l’entreprise a vu son rang et son image se détériorer.
Des manifestations pour le climat avaient pour rituel de se tenir chaque année
devant son assemblée générale, dans le centre de Paris, jusqu’en 2023, où la
police a dispersé les militants à coups de matraques et de gaz lacrymogènes.
Depuis deux ans, TotalEnergies s’est retranchée derrière un barrage de contrôles
de sécurité et de policiers antiémeutes dans ses bureaux de La Défense.
Alors que le groupe envisageait 2024, date de son centenaire, comme une année de
fête, elle l’a surtout passée à regarder son apogée dans le rétroviseur. Lorsque
Patrick Pouyanné a pris la direction de Total en 2014, elle était la plus grande
entreprise française et la 37e au niveau mondial. Aujourd’hui, elle est la 7e en
France et ne figure même pas dans le top 100 mondial.
Plusieurs médias ont profité du centenaire de TotalEnergies pour pointer du
doigt ses tares répétées en matière de pollution, de corruption, de sécurité des
travailleurs et de changement climatique.
Patrick Pouyanné est également à l’origine d’une rupture avec l’establishment
français. Lorsqu’il a suggéré l’année dernière de coter la multinationale à New
York pour booster le cours de l’action, Emmanuel Macron l’a réprimandé en
public.
Le fossé s’est creusé davantage quelques semaines plus tard quand la commission
d’enquête du Sénat sur TotalEnergies a recommandé dans ses conclusions que
l’Etat entre au capital du groupe par un mécanisme lui offrant un droit de
regard et de veto sur certaines décisions.
L’entreprise a fait l’objet de cinq poursuites judiciaires distinctes, civiles
et pénales, pour violation de la loi en matière de protection du climat et
d’éthique des affaires.
Dans une sixième affaire, intentée par des associations écologistes à Paris le
mois dernier, un juge a ordonné à TotalEnergies de retirer de son site web un
message affirmant que la société contribuait à la lutte contre le changement
climatique. Compte tenu de ses investissements continus dans les énergies
fossiles, cette affirmation était trompeuse, a estimé le juge, qui a ordonné à
TotalEnergies de remplacer son message et d’afficher la décision du tribunal.
La militante suédoise Greta Thunberg, elle aussi, a mené des manifestations
contre l’oléoduc de TotalEnergies en Afrique de l’Est. Ce projet, qui vise à
transporter du pétrole sur 1 600 kilomètres depuis l’Ouganda jusqu’à l’océan
Indien en passant par la Tanzanie, est également accusé de violations des droits
humains, ce qui lui vaut les critiques du Parlement européen ainsi que de 28
banques et 29 compagnies d’assurance qui ont refusé de le financer.
Patrick Pouyanné a également vu son image personnelle ternie. Le patron était
sous le feu des critiques en 2022 : alors que les Français venaient à peine de
traverser la crise du Covid et affrontaient la flambée des prix des carburants,
lui défendait son salaire annuel de 5 944 129 euros.
Dans un tweet, il se disait “fatigué” d’être accusé d’avoir bénéficié d’une
augmentation de 52%. Son salaire, avait-il ajouté, avait simplement été ramené à
son niveau d’avant la pandémie.
Du jour au lendemain, il est devenu le visage inacceptable du capitalisme
français. “Pouyanné vit dans une autre galaxie, très très lointaine”, commentait
un chroniqueur télé. Sous une photo du PDG, le député Insoumis Thomas Portes
avait tweeté : “Un nom, un visage. Le bloqueur du pays.”
Ce ressentiment est si vif et si répandu qu’en 2023, l’entreprise a publié un
guide à l’intention de ses employés sur la manière de le gérer. Intitulé “Un
dîner presque parfait”, ce livret présente des arguments et des données que les
salariés peuvent utiliser pour répondre aux éventuelles critiques de leurs
proches.
“Avez-vous déjà été interrogés, lors d’un dîner en famille ou entre amis, sur
une polémique concernant la Compagnie ?”, peut-on y lire. “Aviez-vous les
éléments factuels nécessaires pour répondre à vos convives ?”
“FAUSSES ACCUSATIONS”
La plainte pour crimes de guerre a été déposée en France, alors que les faits
supposés se sont déroulés au Mozambique, parce que celle-ci indique que le pays
d’établissement de TotalEnergies établit la compétence juridictionnelle.
Cette affaire illustre l’extension de la justice internationale, à savoir la
poursuite dans un pays de crimes commis en dehors de son territoire. Né à
Nuremberg et à Tokyo au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement en
faveur de la justice internationale a récemment vu ses principes utilisés par
des tribunaux nationaux et internationaux pour traduire en justice des chefs de
guerre et des dictateurs, ainsi que par des tribunaux nationaux pour poursuivre
des citoyens ou des entreprises impliqués dans des abus commis à l’étranger, là
où les systèmes judiciaires locaux sont faibles.
Les tribunaux américains ont ordonné à ExxonMobil et au géant de la banane
Chiquita de comparaître pour complicité dans les atrocités commises à la fin des
années 1990 et au début des années 2000 par des soldats ou des milices payés
pour protéger leurs sites, respectivement en Indonésie et en Colombie.
Exxon a conclu un accord une semaine avant l’ouverture de son procès en 2023. En
juin 2024, un tribunal de Floride a condamné Chiquita à verser 38 millions de
dollars aux familles de huit Colombiens assassinés ; l’appel de Chiquita a été
rejeté en octobre de la même année.
En Suède, deux dirigeants de Lundin Oil sont actuellement jugés pour complicité
de crimes de guerre après que les troupes soudanaises et les milices
gouvernementales ont tué environ 12 000 personnes entre 1999 et 2003 en
nettoyant la zone autour d’un site de forage de l’entreprise. Les dirigeants
nient les accusations portées contre eux.
L’ECCHR a engagé plusieurs procédures judiciaires dans différents pays. En 2016
notamment, elle a déposé avec l’ONG Sherpa une plainte pénale à Paris contre le
cimentier Lafarge, accusant son usine syrienne d’avoir versé des millions de
dollars à l’Etat islamique en échange de sa protection. Lafarge et huit de ses
dirigeants sont jugés à Paris ce mois-ci pour financement du terrorisme et
violation des sanctions internationales — des accusations qu’ils réfutent.
La plainte pour crimes de guerre contre TotalEnergies cite des documents
internes, obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information en Italie et aux
Pays-Bas, qui montreraient que le personnel du site savait que les soldats
commettaient régulièrement des violations des droits humains contre des civils
alors qu’ils travaillaient pour l’entreprise.
Il y avait “des accusations régulières de la communauté concernant des
violations des droits humains commises par la JTF [Joint Task Force]”, peut-on
lire dans l’un de ces documents, notamment “des violences physiques et des
arrestations/disparitions”. Le rapport fait également référence à “des soldats
qui auraient été présumés impliqués dans une affaire [de droits humains] en août
[2021]”. Ces faits ont été jugés si graves que TotalEnergies a suspendu le
paiement des salaires des 1 000 soldats de la Joint Task Force et que l’armée a
expulsé 200 d’entre eux de la région, selon le document interne.
La plainte déposée par l’ECCHR est contre TotalEnergies et contre X, afin de
laisser ouverte la possibilité d’ajouter les noms de dirigeants de l’entreprise
non spécifiés. Parmi les personnes citées dans les 56 pages du document figurent
Patrick Pouyanné et cinq autres dirigeants et salariés de TotalEnergies. Denis
Favier, le responsable de la sécurité de l’entreprise, n’en fait pas partie.
TotalEnergies a refusé de rendre disponibles ses dirigeants ou les responsables
de sa sécurité pour des interviews.
Interrogé en avril 2024 par le Sénat sur les activités de son entreprise au
Mozambique, le PDG a affirmé pouvoir “assurer la sécurité de l’enceinte
industrielle dans laquelle [il] pourrai[t] opérer, mais non de la région”,
soulignant que “la sécurité du Cabo Delgado relève de la responsabilité non pas
de TotalEnergies, mais de l’Etat du Mozambique”.
Interrogé en mai dernier par l’Assemblée nationale sur les exécutions dans les
conteneurs, Patrick Pouyanné a réaffirmé sa confiance dans l’Etat mozambicain en
déclarant : “Ces pays progresseront si nous avons confiance dans leurs
institutions. Nous devons cesser de leur faire la leçon à tout propos.”
Oubliant apparemment qu’il avait contribué à négocier un accord de sécurité
prévoyant le déploiement de soldats mozambicains dans les locaux de Total, il a
ajouté : “Je vous confirme que TotalEnergies n’a rien à voir avec l’armée du
Mozambique.”
Un porte-parole de l’entreprise a précisé cette semaine que “TotalEnergies n’est
pas impliqué dans les opérations, le commandement ou la gestion des forces
armées mozambicaines”.
Outre la plainte pour crimes de guerre, les activités de TotalEnergies au
Mozambique font déjà l’objet d’une information judiciaire ouverte en mars en
France. L’entreprise est accusée d’homicide involontaire pour ne pas avoir
assuré la sécurité de ses sous-traitants restés à Palma lorsque de l’attaque par
le groupe lié à l’Etat islamique.
Alors que POLITICO avait déjà révélé que 55 travailleurs du projet avaient été
tués, TotalEnergies, par l’intermédiaire de sa filiale Mozambique LNG, a
initialement affirmé n’avoir perdu aucun employé. “Tous les employés de
Mozambique LNG, ses prestataires et ses sous-traitants, ont été évacués en toute
sécurité du site du projet Mozambique LNG”, a déclaré Maxime Rabilloud,
directeur général de Mozambique LNG, à POLITICO l’année dernière.
Malgré cette affirmation, la mort d’au moins un sous-traitant britannique,
Philip Mawer, fait l’objet d’une enquête officielle au Royaume-Uni.
En décembre 2024, le service de presse du groupe à Paris a changé sa position
sur l’attaque de Palma. “TotalEnergies n’a jamais nié la tragédie qui s’est
produite à Palma et a toujours reconnu la perte tragique de vies civiles”,
a-t-il déclaré à POLITICO. Pour la première fois, il a également admis qu’un
“petit nombre” de travailleurs du projet avaient été stationnés à l’extérieur de
son complexe sécurisé pendant l’attaque et exposés au carnage.
L’enquête pour homicide involontaire prendra des années. La décision d’ouvrir
une enquête formelle sur les nouvelles accusations portées contre TotalEnergies
pour complicité de crimes de guerre, sans parler de porter l’affaire devant les
tribunaux, ne devrait pas arriver avant 2026, au plus tôt.
L’homicide involontaire est passible d’une peine de trois ans d’emprisonnement
et 45 000 euros d’amende, pouvant même aller jusqu’à cinq ans et 75 000 euros en
cas de “violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de
prudence ou de sécurité”.
Pour la complicité de crimes de guerre, la peine peut aller de cinq ans à la
perpétuité.
“POUVEZ-VOUS RÉELLEMENT VOUS REGARDER DANS LE MIROIR ?”
Ces accusations de crimes de guerre ajoutent une nouvelle incertitude aux
efforts déployés depuis vingt ans pour développer les gisements gaziers du
Mozambique.
Au lendemain du massacre de Palma en 2021, TotalEnergies a déclaré un cas de
“force majeure”, une mesure juridique permettant de suspendre le projet en
raison d’événements exceptionnels.
Les quatre années et demie d’arrêt qui ont suivi ont coûté 4,5 milliards de
dollars à TotalEnergies, en plus des 3,9 milliards que Patrick Pouyanné a
débloqués pour racheter les parts d’Anadarko dans Mozambique LNG. Des milliards
de dollars supplémentaires sont à prévoir avant que le site ne commence enfin à
produire du gaz, ce qui, selon les prévisions actuelles de Total, devrait
intervenir en 2029.
L’information judiciaire pour homicide involontaire et la plainte pour crimes de
guerre pourraient entraîner de nouveaux retards en déclenchant des procédures au
titre du devoir de vigilance chez les investisseurs de TotalEnergies, les
empêchant ainsi d’accorder des prêts de 14,9 milliards de dollars, sans lesquels
Patrick Pouyanné a prévenu que son projet phare s’effondrerait.
Par ailleurs, un prêt d’une agence gouvernementale américaine de 4,7 milliards
de dollars à Total fait également l’objet d’une contestation en justice par les
Amis de la Terre.
Un porte-parole de TotalEnergies a déclaré cette semaine que le projet était en
mesure de “satisfaire aux exigences en matière de due diligence requises par les
prêteurs”.
Tout cela intervient alors que la situation sur le terrain reste instable. Après
une contre-offensive rwandaise réussie de 2021 à 2023, l’insurrection a repris,
les islamistes menant des raids à travers Cabo Delgado, notamment à Palma et
dans le port régional de Mocimboa da Praia.
Selon l’Organisation internationale pour les migrations, 112 185 personnes ont
fui les violences entre le 22 septembre et le 13 octobre. Parmi les personnes
tuées au cours des derniers mois, deux travaillaient pour le projet gazier : un
traiteur, assassiné à Palma, et un agent de sécurité, décapité dans un village
au sud de la ville.
L’entreprise a régulièrement répété que les récentes évolutions juridiques et la
recrudescence des attaques des groupes liés à l’Etat islamique n’auront aucune
incidence sur son projet de réouverture officielle de ses activités au
Mozambique d’ici la fin de l’année.
“Cette nouvelle plainte n’a aucun lien avec l’avancement du projet Mozambique
LNG”, a indiqué un porte-parole cette semaine.
Patrick Pouyanné lui-même a également passé une grande partie de cette année à
insister sur le fait que le projet était “de nouveau sur les rails” et que son
financement était assuré. En octobre, le groupe a levé la clause de force
majeure afin de relancer le projet.
Toutefois, dans une lettre consultée par POLITICO, Patrick Pouyanné a également
écrit au président mozambicain Daniel Chapo pour lui demander de prolonger de
dix ans sa licence de forage et de lui accorder 4,5 milliards de dollars afin de
couvrir ses dépassements de coûts.
Le Mozambique — dont le PIB s’élevait à 22,42 milliards de dollars en 2024, soit
environ un dixième du chiffre d’affaires annuel de TotalEnergies (195,61
milliards de dollars) — n’a pas encore répondu.
Une dernière question se pose pour le PDG de TotalEnergies : une accusation
officielle de crimes de guerre va-t-elle alimenter l’opposition à son leadership
parmi les actionnaires ?
Lors de l’assemblée générale annuelle de 2024, un cinquième des actionnaires a
rejeté la stratégie de transition climatique de l’entreprise, la jugeant trop
lente, et un quart a refusé de soutenir Patrick Pouyanné pour un quatrième
mandat de trois ans. En 2025, plusieurs investisseurs institutionnels ont
exprimé leur opposition à Patrick Pouyanné en votant contre sa rémunération.
Cependant, il semble peu probable que sa popularité s’améliore, en interne comme
en externe. “Patrick Pouyanné, c’est le meilleur ennemi de tout le monde, c’est
un bouc émissaire sur lequel on adore taper”, relève Olivier Gantois, président
de l’Ufip-EM, un lobby du pétrole et du gaz.
Récemment, le PDG de 62 ans a commencé à se montrer inhabituellement plaintif.
Lors de l’assemblée générale de TotalEnergies en 2022, il avait notamment lancé
que les actionnaires rebelles “n’aiment pas les émissions” de CO2, mais “ils
aiment le dividende”.
A celle de l’année dernière, il s’était plaint du fait que le groupe se trouvait
dans une position impossible. “Nous essayons de trouver un équilibre entre la
vie d’aujourd’hui et celle de demain”, avait-il énoncé. “Ce n’est pas parce que
TotalEnergies s’arrêtera de produire [des énergies fossiles] que la demande
disparaîtra.”
Les statuts de TotalEnergies exigent que Pouyanné prenne sa retraite avant ses
67 ans, qu’il aura en 2030, soit à peu près au moment où TotalEnergies prévoit
actuellement de commencer la production de gaz au Mozambique.
Henri Thulliez, l’avocat qui a déposé les deux plaintes pénales contre
TotalEnergies à Paris, prédit que les successeurs de Patrick Pouyanné seront
moins attachés au projet, pour la simple et bonne raison que le Mozambique s’est
avéré être un mauvais pari.
“Vous investissez des milliards dans le projet, et celui-ci est complètement
suspendu depuis quatre ans maintenant”, pointe Henri Thulliez. “Tous vos
financeurs hésitent. Vous êtes potentiellement confronté à deux procès en
France, et peut-être aussi ailleurs plus tard. Vous devez vous demander : à quoi
sert tout cela ?”
Quant à Patrick Pouyanné, deux questions hanteront ses dernières années chez
TotalEnergies, suggère-t-il.
Premièrement : “Les actionnaires peuvent-ils se permettre de vous garder à votre
poste ?”
Deuxièmement : “Pouvez-vous réellement vous regarder dans le miroir ?”
Aude Le Gentil et Alexandre Léchenet ont contribué à cet article, qui a été
initialement publié en anglais par POLITICO, puis édité en français par
Jean-Christophe Catalon.