Un message de Bruxelles à Google : pourriez-vous vous démanteler, s’il vous
plaît ?
Le géant de la tech doit indiquer ce mois de novembre comment il entend se
conformer à la décision de la Commission européenne de septembre, qui a estimé
qu’il avait abusé de sa position dominante dans le secteur de la publicité en
ligne.
Après avoir infligé à Google une amende de 2,95 milliards d’euros, Bruxelles
envisage ce qui était auparavant impensable : la vente définitive d’une branche
d’une entreprise américaine, de préférence volontaire, mais potentiellement
forcée si nécessaire.
La situation est “très inhabituelle”, souligne Anne Witt, professeure de droit
de la concurrence à l’Edhec Business School de Lille.
“Les remèdes structurels sont presque sans précédent au niveau de l’UE”,
ajoute-t-elle. “C’est vraiment l’artillerie lourde.”
Dans sa décision de septembre, la Commission a franchi “un pas inhabituel et
sans précédent”, selon Anne Witt, en demandant à Google de proposer elle-même la
solution, tout en précisant, avec prudence, que toute solution ne comprenant pas
une vente de certaines parties de son activité de technologie publicitaire
tomberait sous le coup de l’autorité antitrust de l’UE.
“Il semble que le seul moyen pour Google de mettre un terme à son conflit
d’intérêts soit une solution structurelle, comme la vente d’une partie de son
activité Adtech”, avait déclaré à l’époque la vice-présidente exécutive de la
Commission Teresa Ribera, chargée des questions de concurrence.
Alors que la date limite à laquelle Google doit informer la Commission de ses
intentions approche, la possibilité d’un démantèlement ordonné par Bruxelles
d’un champion américain de la tech ne passera probablement pas inaperçue à
Washington, même si l’administration de Donald Trump mène ses propres poursuites
contre le moteur de recherche. (Google représente 90% des revenus d’Alphabet, la
holding valorisée à 3 300 milliards de dollars dont le siège se trouve à
Mountain View, en Californie.)
La vice-présidente exécutive de la Commission, Teresa Ribera, chargée des
questions de concurrence. | Thierry Monasse/Getty Images
Google a déclaré qu’elle ferait appel de la décision de la Commission, qui,
selon la firme, exige des changements qui nuiraient à des milliers d’entreprises
européennes. “Il n’y a rien d’anticoncurrentiel dans le fait de fournir des
services aux acheteurs et aux vendeurs de publicités, et il y a plus
d’alternatives à nos services que jamais auparavant”, a écrit Lee-Anne
Mulholland, vice-présidente et responsable monde des affaires réglementaires de
Google, dans un billet de blog en septembre.
DES ENQUÊTES PARALLÈLES
Le fait de proposer un démantèlement volontaire de Google marque l’aboutissement
d’une décennie d’application des règles antitrusts de l’UE sur les marchés
numériques, au cours de laquelle les mesures “comportementales” n’ont guère
porté leurs fruits, et un alignement unique, sur le calendrier comme sur le
fond, entre les Etats-Unis et l’UE dans leurs enquêtes menées en parallèle sur
la domination de Google en matière de technologie publicitaire.
“Il aurait été impensable, il y a dix ans, qu’il y ait une affaire aux
Etats-Unis et une affaire similaire en Europe dont l’issue potentielle serait un
démantèlement”, retrace Cori Crider, directrice exécutive du Future of Tech
Institute, qui plaide en faveur d’un démantèlement.
La Commission a officiellement lancé l’enquête sur l’ensemble des technologies
publicitaires de Google en 2021, à la suite d’une série de plaintes émanant
d’entreprises de presse qui avaient vu Google prendre le contrôle du système
d’enchères en temps réel où les éditeurs et les annonceurs s’accordent sur le
prix et l’emplacement des publicités en ligne.
Le contrôle par Google de ces enchères, ainsi que de l’infrastructure utilisée
par les deux côtés du marché, revient à permettre à Goldman Sachs ou à Citibank
de posséder la Bourse de New York, a illustré le ministère américain de la
Justice dans son action en justice en 2023.
Cela a également créé une situation dans laquelle, des deux côtés de
l’Atlantique, des entreprises de presse en difficulté financière ont vu Google
absorber une part croissante des revenus de la publicité en ligne et, en fin de
compte, constituer une menace pour le journalisme lui-même.
“Il ne s’agit pas d’une simple affaire de droit de la concurrence, mais de
l’avenir du journalisme”, a estimé Alexandra Geese, eurodéputée allemande des
Verts. “Les éditeurs n’ont pas de revenus parce qu’ils n’ont pas de trafic sur
leurs sites web, et c’est l’algorithme de Google qui décide des informations que
nous voyons”, a-t-elle ajouté.
De l’autre côté de l’Atlantique, les éditeurs se sont aussi retrouvés dans une
situation difficile.
En avril, le juge fédéral chargé de superviser le procès intenté par le
gouvernement américain contre Google a considéré que le moteur de recherche
avait illégalement maintenu son monopole sur certaines parties du marché de la
technologie publicitaire.
Un porte-parole de l’entreprise a déclaré que celle-ci n’était pas d’accord avec
les accusations de la Commission. | Nurphoto via Getty Images
Le tribunal du district de Virginie a tenu un procès de deux semaines sur les
mesures pour corriger la situation en septembre. L’administration Trump a
préconisé la vente de la partie gérant les enchères et l’annulation de la fusion
de Google avec DoubleClick en 2008, qui lui a permis de dominer le marché de la
publicité en ligne. La juge Leonie Brinkema entendra le plaidoyer final du
gouvernement le 17 novembre et devrait rendre son verdict dans les mois à venir.
LES PLANÈTES SONT ALIGNÉES
Pour les détracteurs de Google, c’est le contexte idéal pour que la Commission
pousse pour une solution structurelle musclée.
“Si vous ne parvenez pas à mettre en place des solutions structurelles
maintenant, alors que les Etats-Unis sont sur la même longueur d’onde, il est
peu probable que vous y parveniez un jour”, estime Cori Crider.
Parvenir au démantèlement peut toutefois s’avérer difficile sur le plan
juridique et politique.
Malgré cet alignement et les désillusions face à l’impact des amendes et des
solutions comportementales, la Commission est toujours confrontée à un “obstacle
majeur” sur le plan juridique, si elle n’est pas satisfaite de la solution
proposée par Google, avance Anne Witt.
Le système juridique américain est plus propice à ordonner des démantèlements, à
la fois parce que les magistrats ont un large champ d’action pour réparer un
préjudice causé au marché, mais aussi parce que les procès intentés par le
gouvernement américain pour démanteler Google et Meta s’appuient sur des
précédents historiques, souligne Anne Witt, ce qui n’est pas le cas en Europe.
Quoi qu’il en soit, Google doit déposer ses propositions de mesures correctives
dans les soixante jours suivant la notification de la décision de la Commission
annoncée le 5 septembre.
Un porte-parole de l’entreprise a déclaré que celle-ci n’était pas d’accord avec
les accusations de la Commission, et donc avec l’idée que des mesures
correctives structurelles seraient nécessaires. L’entreprise devrait déposer son
recours dans les prochains jours.
Bien que Google ait suggéré des ventes d’actifs à la Commission au cours de
l’enquête antitrust — une idée rejetée par Bruxelles —, l’entreprise n’a pas
l’intention de céder l’intégralité de sa technologie publicitaire, selon une
personne au fait du dossier, à qui l’anonymat a été accordé en raison du
caractère sensible de l’affaire.
En fin de compte, ce qui se passera à Bruxelles pourrait dépendre de ce qui se
passera dans l’affaire américaine.
Bien qu’une cession ordonnée par un tribunal d’une partie des activités de
Google dans le domaine de la technologie publicitaire soit concevable, les juges
américains ont émis des doutes sur ce genre de solution structurelle au cours
des derniers mois, rappelle Lazar Radic, maître de conférences en droit à
l’université IE de Madrid et affilié à l’International Center for Law and
Economics, un think tank pro-Big Tech.
“Les alternatives comportementales sont toujours sur la table”, signale Lazar
Radic, à propos de l’affaire américaine.
La Commission voudra probablement s’aligner sur les Etats-Unis si le tribunal de
Virginie se range du côté du ministère de la Justice, analyse Damien Geradin,
conseiller juridique du European Publishers Council — dont Axel Springer, la
maison mère de POLITICO, est membre — qui a introduit l’affaire. Inversement, si
le tribunal opte pour une réparation plus faible que celle proposée, la
Commission sera obligée d’aller plus loin, selon le juriste.
“C’est dans ce cas où des solutions structurelles seront nécessaires. Je ne
pense pas que la [Commission européenne] puisse se contenter de moins”, précise
Damien Geradin.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en
français par Jean-Christophe Catalon.