Les soldats ont séparé les villageois selon leur sexe et les ont dépouillés de
leur argent et de leurs téléphones. Environ 180 personnes, en majorité des
hommes, ont été entassées dans deux conteneurs. Une femme a accouché à côté des
portes. Personne n’a reçu de nourriture ou d’eau. Puis, pendant trois mois, les
soldats ont emmené la plupart des hommes et les ont exécutés.
Ces scènes, décrites dans un rapport sur les droits de l’homme commandé par les
Pays-Bas, apportent de nouvelles preuves que des soldats du gouvernement
mozambicain assurant la sécurité du site de TotalEnergies sont responsables d’un
massacre perpétré en 2021 et révélé pour la première fois par POLITICO.
Elles sont basées sur les témoignages de quatre personnes ayant assisté à un
massacre perpétré entre juillet et septembre 2021 dans la guérite de fortune
d’un vaste site gazier construit par le géant français de l’énergie dans le nord
du Mozambique. Seuls 26 des hommes emprisonnés auraient survécu.
Publiés cette semaine, alors que les gouvernements britannique et néerlandais
ont annoncé retirer quelque 2,2 milliards de dollars de soutien au projet
gazier, les témoignages recueillis recoupent fortement ceux d’une enquête menée
en 2024 par POLITICO. Ils accentuent la pression sur un projet déjà mis à mal
par une insurrection locale et deux affaires criminelles.
Mardi, après la publication du rapport, TotalEnergies a déclaré que sa position
sur le massacre restait inchangée. L’entreprise avait déjà affirmé que ses
propres “recherches approfondies” n’avaient “pas permis d’identifier
d’informations ou de preuves susceptibles de corroborer les accusations de
maltraitances graves et de torture”.
“TotalEnergies regrette que les auteurs […] ne se soient pas déplacés au
Mozambique et n’aient pas mené d’investigation sur le terrain par eux-mêmes,
mais aient produit un rapport fondé principalement sur des informations
collectées par des tiers”, a réagi l’entreprise dans un communiqué.
Les quatre récits — d’un survivant, d’une personne qui connaissait l’un des
détenus et de deux témoins oculaires — ont été recueillis indépendamment les uns
des autres et de POLITICO, qui n’a pas été informé que le think tank
Clingendael, financé par le gouvernement, menait une nouvelle enquête sur le
massacre.
Le projet de Total au Mozambique est estimé à 20,5 milliards de dollars. | Gallo
Images/Getty Images
Ils fourniront des éléments supplémentaires à une plainte pénale accusant
TotalEnergies de complicité de crimes de guerre en ayant “directement financé et
matériellement soutenu” les soldats mozambicains qui protégeaient son site d’une
insurrection par des assaillants liés à l’Etat islamique.
La société a déclaré “rejeter fermement toutes ces accusations”. Dans un message
envoyé après la publication de cet article, un porte-parole de TotalEnergies a
ajouté que l’accusation était fausse, car Total avait évacué son personnel et
n’était pas sur le terrain au moment du massacre.
En mars, le parquet de Nanterre a ouvert une information judiciaire contre
TotalEnergies pour homicide involontaire sur son site mozambicain.
Au cœur de cette enquête : la société est accusée, trois mois avant les meurtres
des personnes détenues dans les conteneurs, d’avoir abandonné les prestataires
qui construisaient son site gazier lors d’une attaque de l’Etat islamique en
mars 2021 sur la ville voisine de Palma.
Une enquête menée de maison en maison par POLITICO a révélé que 1 354 civils ont
été tués lors de cette attaque, dont 330 ont été décapités. D’autres enquêtes
ont établi que 55 de ces morts faisaient partie du personnel de TotalEnergies.
L’entreprise, qui a affirmé n’avoir perdu aucun de ses employés lors de
l’attaque, nie ces accusations.
VIOLENCES GÉNÉRALISÉES
Le rapport néerlandais indique que le massacre des personnes détenues dans les
conteneurs s’inscrit dans un schéma systématique de viols et d’exécutions de
masse, en représailles à l’attaque de l’Etat islamique, appliqué par l’armée
contre les villageois vivant autour du site de TotalEnergies.
Les assaillants de l’Etat islamique ayant sillonné la région pendant des
semaines après leur attaque sur Palma, 25 000 à 30 000 personnes ont cherché
refuge devant les portes de Total, ce qui a “exacerbé la situation humanitaire
déjà désastreuse”, peut-on lire dans le rapport.
“En juin 2021, la situation était devenue catastrophique, des personnes (dont de
nombreux enfants) mourant quotidiennement de faim, de maladie ou d’absence de
traitement médical”, écrivent les auteurs. La réaction de l’armée a été de voler
l’aide et de vendre la nourriture pillée à des prix exorbitants.
C’est également à ce moment-là qu’une armée “incapable de distinguer les
‘villageois’ des ‘terroristes’” s’est vengée sur la population civile.
“Les villageois ont déclaré avoir découvert des corps dans les terres agricoles
environnantes, dont on pense généralement qu’il s’agit de victimes de la
violence [de l’armée]”, peut-on lire dans le rapport, qui précise que “des
témoins oculaires ont également fait état de cas de violences sexuelles. Dans
[un village], des habitants ont raconté que des soldats ivres étaient entrés
dans les maisons sans permission et avaient violé des femmes.”
Dans un autre village, une enquête aléatoire menée auprès de 60 ménages a révélé
que 57% d’entre eux comptaient au moins un membre qui avait été tué.
Les personnes entassées par les soldats dans les conteneurs ont subi trois mois
de maltraitances physiques, selon le rapport. D’après le survivant qui s’est
exprimé auprès des auteurs, un jour, un grand groupe a été emmené. “D’autres ont
été emmenés en plus petits groupes, pour ne plus jamais revenir. Le survivant
pense qu’ils ont été interrogés et exécutés.”
Les défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement ont demandé à
TotalEnergies de reconsidérer son projet à la lumière des pertes de vies
humaines et des violences. | Luisa Nhantumbo/EPA
Après leur libération, un survivant a relaté qu’un soldat leur avait dit de ne
jamais parler des tueries. “Ceux qui sont morts sont morts ; c’était la guerre”,
avait lancé le soldat. “Si quelqu’un demande, dites que les autres étaient dans
d’autres conteneurs et qu’ils sont encore en route.”
En mai, une enquête menée par l’agence britannique de crédit à l’export, UK
Export Finance, qui s’était engagée à prêter 1,15 milliard de dollars au projet
de Total, a entendu directement deux des 26 survivants du massacre par le biais
d’appels vidéo depuis le Mozambique. UK Export Finance n’a pas encore rendu
publiques ses conclusions.
Le projet de Total au Mozambique est estimé à 20,5 milliards de dollars. Il fait
partie d’un projet plus vaste de développement du gaz naturel qui, avec 50
milliards de dollars, a été présenté comme l’investissement privé le plus
important jamais réalisé en Afrique.
LE PROJET SE POURSUIT COMME PRÉVU
A la suite du rapport néerlandais, les défenseurs des droits de l’homme et de
l’environnement ont demandé à TotalEnergies de reconsidérer son projet à la
lumière des pertes de vies humaines et des violences.
“Cela fait des années qu’il est flagrant que ce projet est un désastre pour les
communautés locales et pour le climat”, a affirmé Antoine Bouhey de Reclaim
Finance.
Adam McGibbon, d’Oil Change International, a appelé les autres prêteurs à “se
retirer eux aussi et à mettre un terme définitif à ce projet cauchemardesque”.
Mardi, TotalEnergies a déclaré que son projet gazier se déroulait comme prévu et
que ses autres prêteurs avaient “décidé à l’unanimité d’apporter des fonds
propres supplémentaires” pour compenser le retrait des Britanniques et des
Néerlandais.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais, mis à jour avec des
commentaires supplémentaires de TotalEnergies, puis édité en français par
Jean-Christophe Catalon.