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Dix ans après, que reste-t-il de l’Accord de Paris sur le climat ?
Cela fait dix ans que les Etats-Unis et l’Europe ont poussé les pays du monde entier à adopter un accord historique visant à mettre un terme au réchauffement incontrôlé de la planète. Conclu par près de 200 pays, ce traité constituait un potentiel “tournant pour le monde”, avait alors déclaré le président américain de l’époque, Barack Obama. Presque tous les pays de la planète ont signé l’Accord de Paris de 2015, un pacte dont le succès devait reposer sur la pression des pairs, une ambition croissante et, sur le plan économique, une révolution de l’énergie propre. Mais dix ans plus tard, les actions entreprises pour répondre à ces espoirs ne sont pas à la hauteur. Les Etats-Unis ont quitté l’accord ; deux fois. Le président Donald Trump a mis un coup d’arrêt aux projets d’énergie verte dans son pays et trouve des alliés pour l’aider à saper les initiatives climatiques à l’étranger, tout en signant des accords commerciaux qui engagent les pays à acheter davantage de combustibles fossiles américains. L’Europe reste sur la bonne voie pour respecter ses engagements en matière de climat, mais sa détermination vacille, car entre des électeurs inquiets pour leur pouvoir d’achat et la montée des partis d’extrême droite, des doutes ont émergé quant à la rapidité avec laquelle l’UE pourra tenir sa promesse de se détourner des énergies fossiles. L’Accord de Paris a contribué à ancrer la sensibilisation au changement climatique dans la culture populaire et la politique, a conduit des pays et des entreprises à s’engager à réduire leurs émissions carbone à zéro et a contribué à orienter un flot d’investissements vers les énergies propres. D’après les scientifiques, le traité semble avoir réduit les risques d’atteindre les niveaux de réchauffement les plus catastrophiques. En revanche, la production de pétrole et celle de gaz n’ont pas encore atteint son pic, tandis que les émissions de CO2 et les températures continuent d’augmenter. Ces dernières ne sont d’ailleurs plus qu’à quelques dixièmes de degrés du point de bascule convenu à Paris. Mais les coûts de l’énergie verte ont tellement baissé que, dans la plupart des régions du monde, elle est devenue la forme d’énergie la moins chère et elle est déployée à un rythme encore impensable il y a dix ans. Les dirigeants et les diplomates, qui se réunissent au Brésil à partir de cette semaine pour les négociations annuelles des Nations unies sur le climat, seront confrontés à un test : défendre l’Accord de Paris face à l’opposition de Trump tout en soulignant que ses objectifs sont à la fois nécessaires et bénéfiques. Le sommet organisé dans la ville portuaire amazonienne de Belém devait être celui où les pays riches et pauvres allaient célébrer leurs progrès et s’engager à réduire toujours plus les émissions de gaz à effet de serre. Au lieu de cela, le mépris des Etats-Unis pour les efforts climatiques mondiaux et un message confus de l’Europe rajoutent des difficultés alors que la période actuelle est bien plus incertaine que celle lors de l’adoption de l’Accord de Paris. Certains experts climatiques sont encore optimistes… jusqu’à un certain point. “Je pense que l’architecture de base résiste à la destruction de Trump”, a estimé John Podesta, président du Center for American Progress, un organisme de centre gauche qui a coordonné la politique climatique sous les présidents Obama et Biden. Mais cette résistance pourrait s’affaiblir si les Etats-Unis restent en dehors de l’accord, ce qui priverait le mouvement climat du leadership et du soutien américains, a-t-il poursuivi. “Si tout cela disparaît, et pour longtemps, je ne sais pas si la structure tiendra le coup”, a prévenu John Podesta. D’autres diplomates du climat affirment que l’esprit de coopération de 2015 serait difficile à recréer aujourd’hui, raison pour laquelle il est essentiel d’appliquer l’Accord de Paris. “Si nous devions renégocier [l’Accord de] Paris aujourd’hui, nous n’obtiendrions jamais l’accord que nous avions eu il y a dix ans”, a tranché Rachel Kyte, représentante spéciale du Royaume-Uni pour les questions climatiques. “Mais nous pouvons aussi regarder ces données extraordinaires, qui montrent que la tendance est très claire”, a-t-elle plaidé, faisant référence à la croissance des énergies propres. “Et la plupart de ceux qui cherchent à protéger leurs investissements sont intéressés par cette tendance.” LE PARADOXE DE PARIS S’il y a bien une chose qui ne s’est pas affaiblie, c’est l’intérêt économique pour les énergies propres. Les facteurs économiques derrière les investissements que l’Accord de Paris a contribué à déclencher ont même dépassé ce que ses auteurs avaient prévu. Mais la volonté politique pour faire en sorte que les pays continuent à aller de l’avant n’est pas toujours au rendez-vous, voire elle est parfois au point mort, alors que les Etats-Unis — la plus grande économie du monde, la seule superpuissance militaire et, historiquement, le plus grand émetteur de CO2 — s’attaquent à ses fondements mêmes. Les tentatives de Trump de saper l’accord — que résume le slogan de la Maison-Blanche de 2017 : “Pittsburgh, pas Paris” — ont également eu un impact sur les ambitions européennes, a jugé Laurence Tubiana, l’architecte du traité, fin octobre devant la presse. “Je n’ai jamais vu une telle agressivité contre la politique climatique nationale partout dans le monde à cause des Etats-Unis”, a confié Laurence Tubiana. “Nous sommes donc réellement confrontés à une bataille idéologique, une bataille culturelle, où le climat fait partie de cet ensemble que le gouvernement américain veut vaincre.” La Maison-Blanche a fait savoir que Donald Trump se concentre sur l’exploitation du pétrole américain et sur le dialogue avec les dirigeants étrangers sur les questions énergétiques, plutôt que sur ce qu’elle appelle la “nouvelle arnaque verte”. Les Etats-Unis n’enverront pas de représentants de haut niveau à la COP30. “La nouvelle arnaque verte aurait tué l’Amérique si le président Trump n’avait pas été élu pour mettre en œuvre son programme énergétique de bon sens”, a déclaré Taylor Rogers, un porte-parole. “Le président Trump ne mettra pas en péril la sécurité économique et nationale de notre pays pour poursuivre de vagues objectifs climatiques qui tuent d’autres pays.” Donald Trump n’est pas le seul défi auquel l’Accord de Paris fait face. Même sous Obama, les Etats-Unis ont insisté pour que les objectifs du traité en matière d’émissions de CO2 ne soient pas contraignants, afin d’éviter un vote de ratification par le Sénat qui aurait très probablement été contre. Toutefois, contrairement aux précédents accords sur le climat auxquels les Etats-Unis avaient refusé de se joindre, tous les pays — y compris et surtout la Chine — doivent présenter un plan de réduction de leurs émissions. Le traité laisse aux gouvernements le soin de tenir leurs propres engagements et de pousser les retardataires à faire mieux. Un contexte politique exceptionnel a contribué à faire avancer les négociations. Barack Obama, qui misait une partie de son héritage politique sur la conclusion d’un accord mondial sur le climat, avait passé l’année précédant l’Accord Paris à négocier un traité distinct avec la Chine, dans lequel les deux pays, qui sont les plus gros pollueurs de la planète, s’engageaient à réduire leurs émissions. La France, en tant qu’hôte des négociations, était également déterminée à parvenir à un accord mondial. L’année suivante, plus de 160 pays ont présenté leurs plans initiaux de lutte contre le réchauffement climatique au niveau national et ont commencé à travailler à l’élaboration des règles qui allaient servir de fondement au traité. “L’Accord de Paris n’est pas une machine à produire de l’ambition. Il ne fait que nous rappeler le niveau d’ambition dont nous avons convenu […] et suggère ce qui est nécessaire pour revenir sur la trajectoire”, a décrit Kaveh Guilanpour, vice-président chargé des stratégies internationales au Center for Climate and Energy Solutions et négociateur pour le Royaume-Uni lors des négociations à Paris. “Que les pays le fassent ou non, c’est essentiellement leur affaire.” Catherine McKenna, ancienne ministre canadienne de l’Environnement qui a notamment négocié le mécanisme de crédits carbone de l’Accord de Paris, a qualifié le traité d’“incroyable exploit”, mais qu’il n’allait pas se mettre en œuvre tout seul. “Le problème, c’est que désormais c’est vraiment au bon vouloir des pays, villes, régions, entreprises et institutions financières d’agir”, a-t-elle pointé. “Ce n’est plus une histoire de traité ; maintenant, c’est : ‘faites le travail.’” QUAND LE VERT DEVIENT GRIS Les signes de discorde ne sont pas difficiles à trouver dans le monde entier. La Chine resserre son emprise sur la fabrication et l’exportation d’énergies propres, garantissant l’accès à un plus grand nombre de pays à des énergies renouvelables peu coûteuses, mais créant des tensions dans les régions qui souhaitent également bénéficier des emplois et des revenus générés par la fabrication de ces équipements et qui craignent de trop dépendre d’un seul pays. Au Canada, le Premier ministre Mark Carney, ancien envoyé des Nations unies pour le climat, a supprimé la taxe carbone pesant sur la consommation et prévoit d’exploiter davantage de gaz naturel afin de renforcer les défenses économiques face aux Etats-Unis. L’Union européenne a passé les cinq dernières années à élaborer un vaste ensemble de réglementations écologiques et de mesures sectorielles, et elle estime être à peu près en bonne voie pour atteindre ces objectifs. Cependant, bon nombre des 27 gouvernements — sous la pression d’une extrême droite en progression, de prix élevés de l’énergie, des difficultés de certaines industries et de la guerre de la Russie contre l’Ukraine — demandent aujourd’hui à l’UE de réévaluer un certain nombre de ces politiques. Toutefois, les points de vue au sein de l’Union divergent fortement, certains préconisant de petites modifications, quand d’autres veulent revenir sur des pans entiers de la législation. “L’Europe doit rester un continent de cohérence”, a défendu Emmanuel Macron après une réunion des dirigeants de l’UE en octobre. “Elle doit aller plus vite sur la compétitivité, mais elle ne doit pas renoncer à ses objectifs [climatiques].” Le Premier ministre polonais Donald Tusk, en revanche, a déclaré après la même réunion qu’il se sentait conforté par l’opposition historique de son pays à l’agenda vert européen : “Dans la plupart des capitales européennes, on aborde différemment aujourd’hui ces ambitions climatiques européennes exagérées.” Au-delà de l’UE, la plupart des pays dans le monde n’ont pas encore soumis leurs derniers plans de réduction des émissions de carbone aux Nations unies. Si les plans annoncés par les gouvernements s’inscrivent pour la plupart dans le prolongement des précédents, ils ne prévoient encore que des réductions modestes par rapport à ce qui est nécessaire pour limiter à 1,5 degré le réchauffement de la Terre depuis l’ère préindustrielle. Selon les scientifiques, dépasser ce seuil entraînerait davantage de décès, ainsi que des dommages physiques et économiques dont il serait de plus en plus difficile de se remettre à chaque dixième de degré de réchauffement supplémentaire. Le dernier rapport de l’ONU, qui expose l’écart entre les nouvelles promesses des pays et les objectifs de l’Accord de Paris, a montré que le monde est sur la voie d’un réchauffement de 2,3 à 2,5 degrés, une différence marginale par rapport aux plans soumis en 2020, et même presque nulle si l’on exclut l’engagement des Etats-Unis. Les politiques mises en place à l’heure actuelle laissent présager un réchauffement de 2,8 degrés. “Nous devons réaliser une baisse sans précédent des émissions de gaz à effet de serre dans un délai toujours plus court et dans un contexte géopolitique difficile”, a résumé Inger Andersen, directrice exécutive du Programme des Nations unies pour l’environnement. Mais le faire a aussi du sens, a-t-elle ajouté. “C’est là que le marché montre que ce type d’investissements intelligents, propres et verts crée en réalité des emplois et des opportunités. C’est là que se trouve l’avenir.” Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a déclaré dans un message vidéo mardi que le dépassement de l’objectif de 1,5 degré fixé à Paris était désormais inévitable dans les années à venir. Il a imploré les dirigeants de déployer rapidement les énergies renouvelables et d’arrêter l’expansion du pétrole, du gaz et du charbon pour s’assurer que ce dépassement soit de courte durée. “On est dans un sacré pétrin”, a lancé Bill Hare, un climatologue chevronné qui a fondé l’institut Climate Analytics. Les émissions de gaz à effet de serre n’ont pas diminué et on n’a pas pris plus de mesures alors que les catastrophes climatiques se sont multipliées. “Je pense que ce qui se profile est un test majeur pour l’Accord de Paris, probablement le test le plus important. Cet accord peut-il aller de l’avant sous le poids de tous ces défis ?” formule Bill Hare. “S’il n’y parvient pas, les gouvernements s’interrogeront franchement sur ses avantages.” Cela ne veut pas dire que tout est perdu. En 2015, le monde se dirigeait vers un réchauffement d’environ 4 degrés, ce qui, selon les chercheurs, aurait été dévastateur pour une grande partie de la planète. Aujourd’hui, cette projection est inférieure d’environ un degré. “Je pense que beaucoup d’entre nous à Paris étaient très dubitatifs à l’époque quant à la possibilité de limiter le réchauffement à 1,5” degrés, confie Elliot Diringer, un ancien responsable du climat qui dirigeait le programme international du Center for Climate and Energy Solutions lors des négociations de l’Accord de Paris. “La question est de savoir si notre situation est meilleure grâce à l’Accord de Paris”, a-t-il exposé. “Je pense que la réponse est oui. Avons-nous assez avancé ? Absolument pas.” LES TECHNOLOGIES VERTES DÉFIENT LES ATTENTES En outre, l’adoption de technologies énergétiques propres a progressé encore plus rapidement que prévu, déclenchant ce qu’un expert du climat a appelé un changement dans la politique climatique mondiale. “Nous ne sommes plus dans un monde où seule la politique climatique joue un rôle prépondérant et substantiel, mais de plus en plus l’économie climatique”, a analysé Christiana Figueres, qui était la secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques en 2015. “Oui, la politique est importante, mais elle ne l’est plus autant qu’il y a dix ans.” Le déploiement annuel de l’énergie solaire dans le monde est 15 fois supérieur à ce que prévoyait l’Agence internationale de l’énergie en 2015, selon une analyse récente de l’Energy and Climate Intelligence Unit, une association britannique. Les énergies renouvelables représentent désormais plus de 90% des nouvelles capacités électriques ajoutées chaque année dans le monde, selon BloombergNEF. La Chine déploie un nombre record d’énergies renouvelables et en réduit les coûts pour des pays, tels que le Brésil et le Pakistan, qui ont vu leurs installations solaires monter en flèche. Même aux Etats-Unis, où Donald Trump a abrogé de nombreuses baisses d’impôts et autres mesures incitatives de Joe Biden, BloombergNEF prévoit que les énergéticiens continueront à déployer des installations vertes, en grande partie parce qu’il s’agit souvent du moyen le plus rapide de produire de l’électricité. Les coûts des éoliennes et des batteries diminuent également. Les ventes de véhicules électriques montent en flèche dans de nombreux pays, en grande partie grâce à l’énorme quantité de véhicules bon marché produits par la société chinoise BYD, le plus grand fabricant au monde. Au niveau mondial, les investissements dans les énergies propres sont aujourd’hui deux fois plus importants que ceux consacrés aux énergies fossiles, selon l’Agence internationale de l’énergie. “Aujourd’hui, on peut parler de déploiement de technologies énergétiques propres en raison de leur compétitivité-coût et de leur capacité à réduire les coûts des systèmes énergétiques”, a expliqué Robbie Orvis, directeur senior de la modélisation et de l’analyse à l’institut de recherche Energy Innovation. “Pour beaucoup d’entre elles, ce n’est même pas nécessaire de parler de climat, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans.” Les tendances économiques de la dernière décennie sont frappantes, a souligné Todd Stern, l’envoyé américain pour le climat qui a négocié l’Accord de Paris. Ce traité “a été perçu dans le monde entier, par d’autres pays, dans les conseils d’administration, comme la première fois en plus de vingt ans que les chefs de gouvernement disaient enfin : ‘Oui, faisons-le’”, a-t-il mis en avant. “Et ce n’est pas la seule raison pour laquelle il y a eu un énorme développement technologique, mais cela n’a certainement pas fait de mal.” Néanmoins, il existe des limites à la capacité des entreprises à mener seules la transition vers l’énergie propre. “Il faut une certaine forme d’intervention gouvernementale, qu’il s’agisse d’un bâton ou d’une carotte, pour pousser l’économie vers une trajectoire bas carbone”, a estimé Andrew Wilson, secrétaire général adjoint de la Chambre de commerce internationale. “Si les gouvernements appuient sur le frein de l’action climatique ou commencent sérieusement à mettre la pédale douce, cela a un effet limitatif.” Le Brésil, pays hôte de la COP30, souhaite démontrer que le multilatéralisme fonctionne toujours, qu’il est utile pour la vie des gens et qu’il est capable de répondre aux impacts climatiques auxquels les communautés du monde entier sont confrontées. Mais l’objectif des négociations de cette année pourrait être encore plus simple, selon Kaveh Guilanpour, l’ancien négociateur pour le Royaume-Uni. “Si nous sortons de la COP30 en démontrant que l’Accord de Paris est vivant et fonctionne, a-t-il souligné, je pense que dans le contexte actuel, ce serait déjà une information en soi.” Nicolas Camut à Paris, Zi-Ann Lum à Ottawa, Karl Mathiesen à Londres et Zia Weise à Bruxelles ont contribué à cet article, qui a d’abord été publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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“Elle est assez seule” : la dirigeante la plus écolo de l’UE lutte contre le backlash
BRUXELLES — Le pape venait de mourir. Et Teresa Ribera était en deuil — pas seulement de l’homme. Le pape François a incarné une époque où le rêve de Teresa Ribera d’un monde plus vert, façonné par des institutions internationales puissantes et des avis scientifiques, semblait enfin se concrétiser. Dix ans se sont écoulés depuis les moments les plus forts pour Teresa Ribera : 2015, l’année qui a vu l’élaboration de l’Accord de Paris sur le changement climatique et la proclamation du pape qui a plaidé moralement en faveur de l’action environnementale. A la mort de François, en avril, l’Espagnole s’efforçait d’empêcher que tout cela soit démantelé. Depuis son arrivée à Bruxelles en décembre en tant que vice-présidente exécutive de la Commission européenne chargée à la fois de la politique verte et de la concurrence, elle a mené une bataille — en grande partie secrète — contre des opposants qui craignent que les efforts de l’UE pour lutter contre le changement climatique soient inabordables ou qu’ils offrent une victoire facile aux populistes. Son influence s’est manifestée cette semaine lorsque la Commission européenne a affronté à la fois le président français, le mécontentement de la plus grande force politique de l’UE et la certitude d’un blacklash de l’extrême droite en présentant un nouvel objectif climatique pour l’Europe. Teresa Ribera a présenté l’objectif proposé, à savoir une étape de réduction des émissions pour 2040, comme une réponse à l’opposition croissante à une action ambitieuse en faveur du climat. “Pour tous ceux qui contestent la science, cachent les problèmes, demandent un report, pensent que le monde va rester tel qu’il est et que le marché va tout résoudre […] la réponse de l’Europe est très claire”, a-t-elle tancé lors d’une conférence de presse mercredi. Mais la pression politique a incité la Commission à assouplir l’objectif en faisant des concessions aux gouvernements, notamment une proposition controversée visant à sous-traiter une partie des efforts de l’Union européenne aux pays les plus pauvres. C’était, comme les sept premiers mois du mandat de Teresa Ribera, un compromis né de l’évolution de la réalité politique, à laquelle elle s’est efforcée de résister tout en s’y adaptant. Le récit de cette période est basé sur des entretiens avec 11 responsables au sein de la Commission et de gouvernements nationaux, des collaborateurs de Teresa Ribera et des observateurs attentifs de l’UE. Nombre d’entre eux hésitaient à parler aux journalistes de l’Espagnole, qui attache une grande importance à la vie privée et à la loyauté, c’est pourquoi l’anonymat leur a été accordé. POLITICO a également interviewé Teresa Ribera trois fois au cours de cette période. Ses alliés et ses détracteurs l’ont décrite comme isolée, manquant d’alliés politiques en raison des défaites subies par ses collègues sociaux-démocrates, et faisant face à des attaques venant de l’extérieur et de l’intérieur de la Commission. Malgré cela, elle a remporté une série de victoires discrètes. Le pape François a incarné une époque où le rêve de Teresa Ribera d’un monde plus vert, façonné par des institutions internationales puissantes et des avis scientifiques, semblait enfin se concrétiser. | Fabio Frustaci/EPA Les partis populistes et illibéraux ayant intégré la lutte contre le changement climatique dans leur liste de critiques, les enjeux, tels que les perçoit Teresa Ribera, dépassent les objectifs écologiques de l’UE. Presque religieux. Certainement moraux. “Aujourd’hui, comme jamais auparavant, le programme vert […] est remis en question”, a-t-elle écrit dans une lettre chargée d’émotion adressée à El País, deux jours après la mort du pape François. Cette “contre-réforme”, a-t-elle ajouté, doit être affrontée de peur que le monde “ne retourne à des temps sombres”. VOUS ÊTES EMBAUCHÉE La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, savait exactement à quoi elle s’attendait lorsqu’elle a demandé à Teresa Ribera de protéger les ambitions vertes menacées de l’UE. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez a fait passer le message dans une lettre adressée à Ursula von der Leyen en août 2024, nommant la deux fois ministre, ancienne négociatrice des Nations unies sur le climat et experte politique à la Commission. Pedro Sánchez a vanté son “expérience politique” et ses “connaissances approfondies” en matière de changement climatique, d’énergie et de protection de l’environnement, qui, selon lui, ont valu à Teresa Ribera “un grand prestige à l’échelle internationale et nationale”. La lettre a été communiquée à POLITICO en vertu des lois sur la liberté d’information. Teresa Ribera pourrait “générer des consensus et des accords dans le cadre de négociations internationales complexes”, s’enthousiasmait le Premier ministre espagnol. C’était utile pour Ursula von der Leyen. Le Pacte vert européen — un ensemble d’objectifs et de réglementations couvrant presque tous les secteurs de l’économie européenne — est un élément clé de l’héritage législatif de la présidente. Présenté en 2019, il vise non seulement à mettre fin à la contribution de l’Europe au changement climatique d’ici le milieu du siècle, mais aussi à rééquilibrer l’impact de l’industrie et de l’agriculture sur la nature. Tant von der Leyen que Ribera savaient que des problèmes se profilaient à l’horizon. Les élections européennes de 2024 ont augmenté le nombre de parlementaires d’extrême droite — les agents mêmes de la contre-réforme que Teresa Ribera pensait affronter —, garantissant que les attaques contre le programme vert allaient s’intensifier. De plus, le Parti populaire européen (PPE), formation de centre droit d’Ursula von der Leyen, la plus grande force du Parlement européen, a commencé à s’opposer à des parties importantes du Pacte vert, invoquant les coûts pour l’industrie et la nécessité de contrer les discours des extrêmes. Selon deux personnes ayant une connaissance directe des discussions et deux personnes informées des discussions, Ursula von der Leyen a dit à Teresa Ribera qu’elle la choisissait comme première vice-présidente exécutive — c’est-à-dire comme numéro 2 de la Commission — précisément en raison de ses compétences écologiques. Teresa Ribera a compris que son travail se résumait à une mission primordiale : défendre le Pacte vert. OBJECTIF 90% Le soutien d’Ursula von der Leyen à Teresa Ribera s’est manifesté lors des dernières négociations agitées sur le nouvel objectif climatique de l’UE pour 2040. Jusqu’à mardi, la forme finale de la proposition de loi — et même sa publication — restait incertaine. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, savait exactement à quoi elle s’attendait lorsqu’elle a demandé à Teresa Ribera de protéger les ambitions vertes menacées de l’UE. | Jose Manuel Vidal/EPA Sa présentation a déjà été retardée pendant des mois, car le commissaire européen chargé du Climat, Wopke Hoekstra, dont le travail est supervisé par Teresa Ribera, a bataillé pour trouver le juste niveau de concessions politiquement viables. Après des mois de discussions avec les gouvernements et les parlementaires, Wopke Hoekstra a suggéré que l’UE s’en tienne à la réduction de 90% des émissions promise par Ursula von der Leyen l’année dernière, mais qu’elle sous-traite une partie de ses efforts climatiques aux pays les plus pauvres en achetant des crédits carbone. Ce compromis a déplu à Teresa Ribera, mais elle a fini par l’accepter. Malgré cette concession, une vague d’opposition s’est levée lundi lorsque la proposition a été présentée aux autres commissaires et à leurs équipes. Teresa Ribera et Wopke Hoesktra ont même dû faire face à des appels pour retarder l’annonce, après que le président français Emmanuel Macron a suggéré une pause lors d’un dîner avec les dirigeants de l’UE la semaine précédente. Ce dîner a été “un moment important”, retrace un responsable européen au fait des discussions internes. “Il a montré à tout le monde que les grands pays n’étaient pas […] du côté de la Commission.” Au cours du repas, Ursula von der Leyen s’est opposée à Emmanuel Macron, défendant l’objectif et insistant sur le fait qu’il devait être proposé cette semaine, affirment trois personnes au fait des discussions. Elle a présenté les mêmes arguments cette semaine aux commissaires hésitants, qui sont finalement rentrés dans le rang mardi. Wopke Hoekstra et Teresa Ribera ont obtenu leur compromis. DANS LES TRANCHÉES Teresa Ribera a mené de nombreuses batailles de ce type au cours des sept derniers mois. Elle a essayé d’agir comme une gardienne du droit, en appréhendant les documents de la Commission et en s’assurant qu’ils s’alignent sur les précédents engagements verts de l’UE. L’Espagnole n’a pas toujours eu le soutien total de l’Allemande, qui a été prête à sacrifier un nombre croissant de réglementations écologiques pour répondre aux préoccupations du PPE tout en essayant de préserver les objectifs climatiques fondamentaux. Malgré cela, Teresa Ribera a remporté des victoires importantes. En janvier, une première version de la grande doctrine économique du second mandat d’Ursula von der Leyen — ladite “boussole pour la compétitivité” — ne contenait que quelques références vertes nébuleuses tout en mettant l’accent sur la déréglementation. Teresa Ribera est intervenue pour s’assurer que la version finale fasse spécifiquement référence aux initiatives menacées en matière de politique verte. Pedro Sánchez, le leader socialiste le plus puissant, est un allié politique de Teresa Ribera. | Oliver Matthys/EPA Un mois plus tard, la Commission a lancé un projet de loi “omnibus” visant à réduire les charges administratives pesant sur les entreprises. Ce projet de loi a édulcoré les règles relatives à la finance verte et les règles de reporting des entreprises. Mais il serait allé encore plus loin, laissant des règles clés entièrement non contraignantes et donc sans effet, si Teresa Ribera n’était pas intervenue en coulisses, a rapporté POLITICO en février. La vice-présidente exécutive de la Commission s’est également battue en coulisses pour tenter de sauver une loi anti-greenwashing qui était en train d’être enterrée. En même temps, elle s’est rebellée contre la position publique de l’UE sur des questions telles que Gaza, les droits des personnes LGBTQ+ et l’immigration. En mai, après que des rumeurs eurent circulé selon lesquelles Ursula von der Leyen demandait aux commissaires de ne pas assister à la Pride de Budapest, interdite, Teresa Ribera s’est ostensiblement présentée à une conférence de presse sur les progrès en matière de climat, muni d’un carnet de notes aux couleurs de l’arc-en-ciel. Sur le réseau social Bluesky, elle a exprimé sa solidarité avec la communauté LGBTQ+ hongroise des mois avant qu’Ursula von der Leyen ne le fasse. Elle publie fréquemment des messages soulignant la misère à Gaza, critiquant parfois carrément Israël, ainsi que la répression de Trump à l’encontre de la recherche scientifique et des universités. Elle a relayé une tribune de l’ancien chef des affaires étrangères de l’UE, Josep Borrell, condamnant l’inaction de l’Union sur Gaza, et a exprimé son soutien aux sauveteurs de migrants en Méditerranée. Lorsque les Etats-Unis ont bombardé l’Iran en juin, elle a semblé déplorer la mise à l’écart de l’ordre multilatéral, en écrivant : “Des décennies pour construire un ordre international fondé sur la charte des Nations unies, les droits de l’homme et l’Etat de droit.” LA DAME DE FER La position de Teresa Ribera implique la solitude. Elle est sans ambiguïté dans sa doctrine politique socialiste, ce qui est remarquable dans un paysage politique en mutation. Lors d’une interview dans ses bureaux, juste après son installation au Berlaymont, POLITICO a remarqué une photographie des années 1970 accrochée derrière le canapé moderniste dans laquelle la nouvelle commissaire s’est assise. Sur cette photo, Margaret Thatcher, alors chef de l’opposition britannique et bête noire de la gauche britannique, participait à une réunion sur le même canapé. Teresa Ribera a plaisanté en disant qu’elle pourrait l’échanger contre une photo de l’actuel Premier ministre travailliste Keir Starmer. Peu de temps après, la photo avait disparu. Le centre gauche est en recul en Europe. Le leader socialiste le plus puissant, Pedro Sánchez, est un allié politique de Teresa Ribera. Mais le Premier ministre espagnol a été affaibli par une série de mauvais résultats électoraux, une coalition fracturée et, plus récemment, un important scandale de corruption. Encouragés, les opposants espagnols de droite et d’extrême droite de Teresa Ribera ont monté une campagne féroce contre elle dans la presse. Les défaites électorales ont également réduit le nombre d’élus avec lesquels Teresa Ribera a défendu le Pacte vert lorsqu’elle était ministre. Ses alliés en Allemagne, en Autriche, en Belgique et aux Pays-Bas ont disparu. Au niveau international, l’ordre mondial qu’elle a contribué à façonner est également soumis à de profondes pressions, tant de la part de la Maison-Blanche que des populistes à travers l’UE. Elle s’est efforcée d’avancer à pas feutrés, en s’abstenant de manifester ouvertement son mépris pour le président américain Donald Trump et ceux qui le soutiennent. Mais elle n’a pas non plus utilisé le réseau social X d’Elon Musk depuis décembre. Wopke Hoekstra, un membre du PPE qui a récupéré le dossier du climat à la fin de 2023, a été chargé de rédiger l’objectif de 2040. | Oliver Matthys/EPA “Elle semblait plus fatiguée et frustrée que la dernière fois que je l’ai vue”, confie un ancien représentant d’un pays de l’UE qui a récemment rencontré Teresa Ribera. L’Espagnole s’appuie sur deux de ses expériences pour prendre du recul dans l’adversité. Celle, longue, des négociations des Nations unies sur le climat, qui ont connu de nombreux revers depuis leur lancement dans les années 1990. Et l’amour profond de sa famille pour l’équipe de football de l’Atlético de Madrid — l’éternelle outsider de la capitale espagnole, souvent dépassée par son riche voisin, le Real Madrid. EN QUÊTE D’AMIS Là où Teresa Ribera, en tant que politique, semble le plus tenter de retenir la vague du backlash, c’est à la Commission. Elle a peu d’alliés au sein du collège des commissaires européens. Il n’y a que quatre socialistes parmi les 27 membres dans l’équipe d’Ursula von der Leyen — cinq si l’on compte Maroš Šefčovič, dont le parti slovaque a été suspendu du groupe. Le PPE domine le collège. Et les propositions de la Commission ont nettement évolué pour intégrer les priorités de la droite. Si l’on exagère souvent l’ampleur du recul de l’UE sur les questions écologiques — il existe toujours un large consensus sur la nécessité de lutter contre le changement climatique —, l’air du temps à Bruxelles, alimenté par un intense lobbying des entreprises, est à l’assouplissement de la réglementation écologique. Défense, désindustrialisation, dérégulation… Donald. Tels sont les “D” qui feront battre le cœur des capitales européennes en 2025. La décarbonation a perdu de sa superbe. La Commission affirme que ses récentes réformes n’ont pas compromis la mission principale du Pacte vert, en particulier en ce qui concerne le climat. Elle qualifie les changements de “simplification”, en rationalisant les exigences trop lourdes. Il s’agit au moins en partie d’un euphémisme, tance François Gemenne, le politiste belge qui enseigne à HEC Paris. “Quoi qu’ils puissent dire et proclamer, il y a un certain recul au niveau de l’UE en ce qui concerne le Pacte vert”, affirme-t-il. Teresa Ribera a tenté de résister à ce déclin. “Elle essaie constamment de réduire l’intensité du changement de doctrine au sein de la Commission”, relate un responsable au sein de l’exécutif européen à propos de l’Espagnole. Ce n’est pas un rôle populaire “si soudainement votre priorité en tant que Commission est de faciliter la vie des entreprises [et] qu’elle croit davantage en une réglementation stricte”. Les équipes de Ribera et de Hoekstra insistent toutes deux sur le fait qu’elles entretiennent des relations amicales et constructives. | Oliver Hoslet/EPA Teresa Ribera “a travaillé en étroite collaboration avec la présidente”, a assuré Anna-Kaisa Itkonen, porte-parole de la Commission, dans un communiqué envoyé par e-mail. “Aucun membre du Collège ne travaille de manière isolée, que ce soit sur le plan politique ou autre.” En tant que vice-présidente exécutive, Teresa Ribera s’est vu confier de vastes responsabilités par Ursula von der Leyen, mais un pouvoir diffus. Elle supervise le travail des autres commissaires quand cela a un lien avec le Pacte vert. Il y a deux écoles de pensée sur l’intention d’Ursula von der Leyen. D’une part, la structure dilue le pouvoir de Teresa Ribera, évitant ainsi le genre de fief politique créé par son prédécesseur à la vice-présidence exécutive, le socialiste néerlandais Frans Timmermans. D’autre part, cela signifie que les décisions prises dans le cadre du Pacte vert sont validées par tous les partis, ce qui pourrait atténuer les attaques du PPE. Le partage des responsabilités a inévitablement engendré des tensions. Wopke Hoekstra, membre du PPE qui a pris en charge le dossier du climat à la fin de 2023, a été chargé de rédiger l’objectif de 2040. Les équipes de Ribera et de Hoekstra insistent toutes deux sur le fait qu’elles entretiennent des relations amicales et constructives. L’Espagnole et le Néerlandais étaient “globalement alignés” sur l’objectif, d’après le responsable européen précité. Mais à deux reprises au moins, Teresa Ribera a publiquement devancé le travail de Wopke Hoekstra, annonçant à POLITICO que l’objectif final serait de 90% et ajoutant qu’il devrait tenir compte de l’avis d’un conseil scientifique qui venait d’exclure l’utilisation de crédits carbone internationaux pour atteindre l’objectif. Par ailleurs, les collaborateurs de la direction générale de l’action pour le climat à la Commission, qui travaillent pour Hoekstra, n’ont pas toujours partagé les documents clés de l’équipe de Teresa Ribera. Alors que le premier est subordonné à la seconde dans l’organigramme de von der Leyen. “La façon dont je vois les choses, Wopke Hoekstra domine sur ces questions”, explique un représentant du PPE. “Ribera est un peu marginalisée au sein de la Commission. Wopke a les commissaires du PPE qui ont tendance à être de son côté, et Ribera, en tant que social-démocrate, est assez seule.” Là où Teresa Ribera, en tant que politique, semble le plus tenter de retenir la vague du backlash, c’est à la Commission. | Oliver Hoslet/EPA Pourtant, le duo était là mercredi, présentant ensemble son compromis 2040 — Hoekstra avec une cravate de travers, Ribera avec une contenance inhabituelle. Oui, a-t-elle reconnu, l’époque de la montée des préoccupations publiques, politiques (et papales) qui a donné naissance au Pacte vert et à l’Accord de Paris n’est “pas le monde d’aujourd’hui”. Mais l’UE ne bat pas en retraite, a insisté Teresa Ribera : “Nous sommes là.” Le ton est le même que celui qu’elle a adopté lors de son éloge funèbre du pape François en avril dernier : nostalgie du passé récent, défense de l’avenir lointain, mais empêtrée dans les problèmes politiques du présent. Karl Mathiesen a enquêté à Bruxelles et à Londres. Zia Weise à Bruxelles. Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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