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Le Royaume-Uni abandonne le financement du projet de TotalEnergies au Mozambique
LONDRES — Le Royaume-Uni s’est retiré du financement de Mozambique LNG, un important projet gazier mené par TotalEnergies, a confirmé le gouvernement lundi. Le ministre des affaires étrangères, Peter Kyle, a annulé le projet d’aide de plus d’un milliard de dollars au projet de gaz naturel liquéfié, opéré au nord du Mozambique par la major française. En mars 2021, un groupe mozambicain lié à l’Etat islamique, a attaqué la ville de Palma, a proximité du site industriel, où se trouvaient des milliers de travailleurs du projet, tuant 1 354 personnes et en enlevant 209 autres. Au total, 330 personnes ont été décapitées. Parmi les morts se trouvaient 55 ouvriers travaillant sur le projet de Total, selon une enquête menée de maison en maison par POLITICO. Une unité militaire mozambicaine opérant depuis la guérite de l’installation gazière a massacré au moins 97 civils au cours de l’été 2021, a rapporté POLITICO l’année dernière. Le soutien financier britannique, sous la forme de prêts publics et de garanties pour les exportateurs britanniques et les banques soutenant le projet, avait été suspendu après que TotalEnergies eut invoqué la force majeure — une clause contractuelle qui permet aux entreprises de suspendre leurs obligations en cas de catastrophe — suite à la détérioration de la situation sécuritaire dans la région. En ce qui concerne le massacre de civils, TotalEnergies a déclaré précédemment qu’il n’avait “aucune connaissance des événements allégués (…) et n’a jamais reçu d’informations indiquant que de tels événements ont eu lieu”. Peter Kyle a confirmé aujourd’hui dans une déclaration écrite qu”“après un examen détaillé, le gouvernement britannique a décidé de mettre fin à la participation de l’UKEF [UK Export finance, l’agence britannique de crédit à l’export] au projet”. Il a ajouté : “Mes collaborateurs ont évalué les risques liés au projet et le gouvernement estime que ces risques ont augmenté depuis 2020. Ce point de vue est fondé sur une évaluation complète du projet et sur les intérêts des contribuables britanniques, qui sont mieux servis en mettant fin à notre participation au projet à ce stade.” L’UKEF remboursera les primes déjà versées au projet. Peter Kyle a insisté sur le fait que le gouvernement était “engagé dans notre partenariat national avec le Mozambique”. La décision de financer le projet a été prise par l’administration conservatrice de Boris Johnson en 2020, mais elle est depuis lors entachée de controverse. Peter Kyle a fait valoir que le financement du projet ne servait plus “les intérêts de notre pays”. La branche britannique de l’ONG environnementaliste Les Amis de la Terre a salué la décision du gouvernement, rappelant que le gaz extrait du gisement pourrait générer environ 4,5 milliards de tonnes d’émissions de gaz à effet de serre au cours de sa durée de vie, soit plus que les émissions annuelles combinées des 27 pays de l’Union européenne. “Ce projet gazier au Mozambique est une énorme bombe à retardement en matière de carbone, liée à de graves violations des droits de l’homme. Il n’aurait jamais dû être financé par le contribuable britannique, a déclaré Asad Rehman, directeur général à Londres des Amis de la Terre. Nous exhortons maintenant les autres pays à suivre l’exemple et à cesser de soutenir ce projet destructeur.” A l’heure de la publication, TotalEnergies n’avait pas répondu à notre demande de commentaire. Graham Lanktree a contribué à cet article. Il a été initialement publié en anglais par POLITICO et adapté en français par Alexandre Léchenet.
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De l’eldorado au bain de sang : comment TotalEnergies s’est engluée au Mozambique
PARIS — Lorsque Patrick Pouyanné a décidé d’investir des milliards dans un gigantesque gisement de gaz naturel situé dans une zone de guerre, il a pris cette décision seul, après un seul dîner avec la patronne d’un énergéticien concurrent. C’était fin avril 2019, et Vicki Hollub, PDG d’Occidental Petroleum, une société établie à Houston, était engagée dans une bataille à la David contre Goliath avec le mastodonte américain de l’énergie Chevron pour racheter Anadarko, une autre entreprise pétrogazière texane. Warren Buffett était prêt à soutenir Vicki Hollub en apportant 10 milliards de dollars, mais ce n’était pas assez. Alors la femme d’affaires s’est envolée pour Paris afin de rencontrer Patrick Pouyanné, le PDG de la major tricolore, qui s’appelait alors Total, et faisait partie du top 5 des Big Oil. La proposition de Vicki Hollub : le Français investirait 8,8 milliards de dollars en échange des quatre gisements de gaz africains d’Anadarko, dont une vaste réserve en eaux profondes au large du nord du Mozambique, une région en proie à une insurrection islamiste. Patrick Pouyanné, qui avait déjà approché Anadarko au sujet des mêmes actifs, a accepté en quelques minutes. “Quels sont les atouts de Total ?”, a expliqué son PDG lors d’un événement organisé par l’Atlantic Council à Washington quelques semaines plus tard. “Le GNL”, a-t-il répondu, et “le Moyen-Orient et l’Afrique”, régions où l’entreprise est présente depuis ses débuts à l’époque coloniale. “Donc, ça correspond exactement et parfaitement.” Si Total, “une grande entreprise”, peut être “si agile”, a-t-il exposé, c’est grâce à l’efficacité de son processus de décision, entre les mains d’un homme, et à la clarté de sa vision consistant à passer du pétrole au GNL, extrait dans des pays étrangers peu réglementés. “Il s’agiss[ait] juste d’envoyer un e-mail à ma collègue [Hollub]”, a-t-il ajouté. “C’est comme ça qu’on conclut de bons deals.” Six ans plus tard, on peut se demander si Patrick Pouyanné ne s’est pas un peu trop précipité. Le 17 novembre dernier, une ONG européenne de défense des droits humains a déposé une plainte pénale devant le Parquet national antiterroriste français à Paris accusant TotalEnergies de complicité de crimes de guerre, de torture et de disparitions forcées dans le nord du Mozambique. Les allégations portent sur la détention et l’exécution par l’armée mozambicaine de civils autour de la guérite d’une vaste usine de liquéfaction de gaz que TotalEnergies construit sur la péninsule d’Afungi, située au sud de la frontière avec la Tanzanie. Des faits d’abord révélés par POLITICO. La plainte, déposée par le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR), une association de défense des droits humains, affirme que TotalEnergies s’est rendue complice de ce qui est désormais appelé le “massacre des conteneurs” en ayant “directement financé et soutenu matériellement” les soldats mozambicains responsables des exécutions, entre juin et septembre 2021. “TotalEnergies savait que les forces armées mozambicaines avaient été accusées de violations systématiques des droits humains, mais a continué à les soutenir dans le seul but de sécuriser ses propres installations”, a déclaré Clara Gonzales, codirectrice du programme sur les entreprises et les droits humains pour l’ECCHR, une association berlinoise d’avocats, spécialisée en droit international, et qui a passé l’année écoulée à corroborer ces atrocités. En réponse à cette plainte, un porte-parole de l’entreprise à Paris a déclaré dans un communiqué : “TotalEnergies prend ces allégations très au sérieux [et] se conformera aux prérogatives légales d’enquête des autorités françaises”. L’année dernière, en réponse aux questions de POLITICO, la major, par l’intermédiaire de sa filiale Mozambique LNG, a déclaré qu’elle “accueillait favorablement les enquêtes menées par les autorités ayant une compétence légitime ou par des organisations véritablement indépendantes, compétentes et impartiales qui fonctionnent de manière transparente”. Cette semaine, le porte-parole a réitéré cette position. Interrogé sur ces meurtres en mai dernier à l’Assemblée, le PDG a estimé que “les gens qui répandent des allégations devraient apporter des preuves de leurs dires ; évidemment, ils n’en ont apporté aucune”. Interrogé cette semaine sur LCI au sujet de cette plainte, Patrick Pouyanné a de nouveau rejeté les accusations, expliquant qu’elles participent d’une “campagne de dénigrement” motivée par le fait que TotalEnergies produit des combustibles fossiles. La plainte pour crimes de guerre s’appuie sur les révélations de POLITICO et d’autres preuves provenant de sources ouvertes. Sur l’année écoulée, les massacres des conteneurs ont été confirmés par Le Monde et Source Material, une ONG britannique de journalisme d’investigation. Le professeur Joseph Hanlon, expert du Mozambique, a également affirmé que ces atrocités sont “bien connues localement” et qu’une enquête menée par UK Export Finance (UKEF) — l’agence de crédit-export du Royaume-Uni, qui examine actuellement l’octroi d’un prêt de 1,15 milliard de dollars au projet de Total — a entendu les témoignages des survivants. Le massacre était apparemment une représaille à une attaque sanglante menée trois mois plus tôt par des rebelles affiliés à l’Etat islamique contre la ville voisine de Palma, qui avait fait 1 354 morts parmi les civils, dont 55 employés de Total, selon un sondage en porte-à-porte conduit par POLITICO. Parmi les personnes assassinées par les djihadistes, 330 ont été décapitées. TotalEnergies a précédemment indiqué que le Mozambique n’avait pas encore publié le bilan officiel du massacre de Palma. En mars, le procureur de la République a annoncé l’ouverture d’une enquête contre TotalEnergies pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger après les accusations contre l’entreprise d’avoir abandonné ses sous-traitants lors du massacre. Après le départ des rebelles, les commandos mozambicains établis dans la concession gazière de Total ont rassemblé 500 villageois et les ont accusés de les soutenir. Ils ont séparé les hommes des femmes et des enfants, violé plusieurs femmes, puis entassé les 180 à 250 hommes dans deux conteneurs métalliques sans fenêtre qui formaient une fortification rudimentaire à l’entrée du site industriel de la major française. Les soldats y ont gardé leurs prisonniers pendant trois mois, sous une chaleur de 30 degrés. Selon onze survivants et deux témoins, certains sont morts asphyxiés. Nourris de poignées de riz et de bouchons de bouteilles d’eau, d’autres sont décédés de faim ou de soif. Quant aux autres, les soldats en ont frappé et torturé bon nombre, puis ils ont commencé à les emmener par groupes et à les exécuter. Seuls 26 hommes ont survécu, sauvés lorsqu’une force d’intervention rwandaise, déployée pour combattre l’Etat islamique, a découvert l’opération. Une deuxième enquête menée de maison en maison par POLITICO a permis d’identifier 97 des personnes tuées ou disparues. Au-delà de la plainte pour crimes de guerre et de l’enquête britannique, ces meurtres font également l’objet de trois autres enquêtes distinctes : celle du procureur général du Mozambique, celle de la Commission nationale des droits de l’homme du Mozambique et celle du Parlement néerlandais, qui examine le financement de 1 milliard de dollars accordé par le gouvernement des Pays-Bas au projet de TotalEnergies. La plainte de cette semaine a été déposée au Parquet national antiterroriste français, dont les attributions comprennent les crimes de guerre. Le procureur décidera s’il y a lieu d’ouvrir une enquête formelle et de nommer un juge d’instruction. Si l’affaire est jugée recevable, TotalEnergies risque un procès pour crimes de guerre. Cela entacherait sérieusement la réputation de cette entreprise, qui occupait autrefois une place centrale dans l’identité nationale française, et de son PDG, dont la détermination sans faille en avait fait une icône du monde des affaires. Si le tribunal venait à déclarer la société ou ses dirigeants responsables des meurtres commis dans les conteneurs, les sanctions pourraient aller d’amendes à, en théorie, des peines de prison pour toute personne incriminée. Comment TotalEnergies en est-elle arrivée là ? Comment Patrick Pouyanné en est-il arrivé là ? “POUYANNÉ PETROLEUM” Né en Normandie en 1963, fils de fonctionnaires — son père était directeur des douanes et sa mère travaillait aux PTT — Patrick Pouyanné s’est hissé parmi l’élite française en étant admis à l’Ecole polytechnique, la plus prestigieuse école d’ingénieurs du pays, puis à l’Ecole des mines, où sont formés les futurs capitaines d’industrie français. Après quelques années dans les cabinets ministériels, notamment celui d’Edouard Balladur à Matignon et de François Fillon aux Technologies, il a rejoint Elf Aquitaine en tant que directeur de l’exploration en Angola en 1996. Il déménagea ensuite au Qatar en 1999, année de la fusion entre Total et Elf, avant d’être nommé directeur général de Total en 2014 après le décès du PDG d’alors, Christophe de Margerie, mort dans un accident d’avion à Moscou. Patrick Pouyanné dirige avec pragmatisme et détermination. “Etre numéro un dans un groupe comme Total […] c’est se retrouver seul”, confiait-il en 2020. “Quand je dis ‘je ne suis pas d’accord’, parfois les murs tremblent. J’en suis conscient.” En une décennie aux manettes, Patrick Pouyanné, 62 ans, a transformé un groupe de 100 000 salariés présent dans 130 pays en un one man show, surnommé avec ironie “Pouyanné Petroleum” dans le secteur. Ses fréquentes apparitions publiques et sa poigne ont fait de lui une figure célèbre du monde des affaires international. “Patrick a fait un excellent travail pour piloter TotalEnergies dans un environnement complexe, délivrer des résultats financiers extrêmement solides, et engager la Compagnie dans la transition énergétique plus rapidement et résolument que ses pairs”, décrivait Jacques Aschenbroich, administrateur référent du groupe, en 2023. “Je ne suis pas sûr que tout le monde est heureux de travailler avec lui”, tempère Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat de l’Institut français des relations internationales (Ifri) confirme : “Son implication est sa force. Peu d’entreprises ont cette vitesse et cette rapidité d’exécution. Il est capable de prendre une décision rapidement, d’une manière beaucoup plus rapide et agile.” Mais, Marc-Antoine Eyl-Mazzega tempère aussi : “Je ne suis pas sûr que tout le monde est heureux de travailler avec lui ; il y a souvent des départs. Il est assez direct et franc.” Les salariés le surnomment “bulldozer”, en raison de sa carrure imposante et ses méthodes autoritaires. Ce surnom n’est pas toujours affectueux. Un ancien cadre de Total qui traitait régulièrement avec lui se souvient d’une personne désagréablement agressive, “tapant du poing sur la table”. Selon le même, cela a eu pour effet de priver les équipes de tout pouvoir : “La structure de Total essaie de deviner ce que Pouyanné veut faire. On ne peut prendre aucune décision sans passer par le PDG.” Auprès de POLITICO, TotalEnergies a qualifié ces descriptions de “déplacées et sans fondement”. “NE NOUS DEMANDEZ PAS DE FAIRE LA MORALE” Ce qui ne fait aucun doute, c’est la manière dont Patrick Pouyanné a utilisé son autorité pour façonner la réponse de Total au grand casse-tête du XXIe siècle en matière de pétrole et de gaz : comment concilier la demande en énergies fossiles et celle visant à en sortir. Sa solution a été de diversifier l’activité, en éloignant l’entreprise des combustibles à fortes émissions pour en faire un fournisseur d’énergie éthique et diversifié, axé sur le gaz à faible teneur en carbone, le solaire et l’éolien, et en s’engageant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Ce virage a été symbolisé par le changement de nom du groupe, rebaptisé TotalEnergies par Patrick Pouyanné en 2021. Un deuxième élément, moins connu, de la stratégie du PDG a consisté à déplacer les activités restantes dans les énergies fossiles dans des pays qui ne sont pas soumis à la réglementation occidentale. S’adressant au public à Chatham House à Londres en 2017, Patrick Pouyanné a confié que ce qui l’avait décidé à privilégier les réserves pétrogazières situées dans les régions les plus pauvres, les plus éloignées et les moins surveillées de la planète, c’était les sanctions imposées au géant britannique BP aux Etats-Unis à la suite de l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon en 2010, qui avait fait 11 morts et provoqué une gigantesque marée noire dans le golfe du Mexique. Aux yeux du Français, ces amendes, comprises entre 62 et 142 milliards de dollars selon les calculs utilisés, représentaient un “risque juridique” excessif pour les activités liées au pétrole et au gaz en Occident. Certes, d’autres territoires à la situation plus instable comportent aussi leur lot de risques. Mais, à Chatham House, Patrick Pouyanné disait estimer le coût d’un échec de tout projet en dehors de l’Occident à un montant, plus gérable, compris entre 2 et 3 milliards de dollars. En matière d’évaluation des risques, c’était une stratégie efficace. “D’autres acteurs mettraient beaucoup de moyens dans des cabinets et écriraient 70 rapports pour conclure qu’un projet est risqué”, avance Marc-Antoine Eyl-Mazzega de l’Ifri. “Patrick Pouyanné, en revanche, est prêt à prendre des risques.” Interrogé par le Sénat en 2024 sur sa façon de déterminer où investir, le patron a reconnu que les calculs économiques importaient plus que l’éthique. “Ne nous demandez pas de faire la morale”, avait-il lancé. “UNE FAILLITE NE METTRA [PAS] TOTAL EN DANGER” Les premiers prospecteurs pétroliers et gaziers sont arrivés dans le nord du Mozambique en 2006. Lorsque Anadarko a découvert du gaz à 40 kilomètres au large des côtes en 2010, on parlait du Mozambique comme du nouveau Qatar. D’une superficie de 10 500 kilomètres carrés, soit environ un tiers de la Belgique, le bloc 1 du bassin de Rovuma était décrit comme un monstre contenant, selon les estimations, 2 100 milliards de mètres cubes de gaz, soit 1% de toutes les réserves mondiales. Un champ voisin, le bloc 4, dont on pensait qu’il en renfermait davantage, a rapidement été racheté par ExxonMobil. Pour faire face au volume de production, le consortium d’Anadarko sur le bloc 1 a élaboré un plan pour la construction d’une usine de liquéfaction de 20 milliards de dollars. Avec le gisement d’ExxonMobil, le coût de l’exploitation du gaz au Mozambique était estimé à 50 milliards de dollars, ce qui en ferait le plus gros investissement privé jamais réalisé en Afrique. Mais en 2017, une insurrection liée à l’Etat islamique est venue menacer ces ambitions. Deux ans avant que TotalEnergies ne rachète les 26,5% de parts d’Anadarko dans le bloc 1, ce qui avait débuté comme une révolte spontanée contre la corruption au sein du gouvernement dans la province du Cabo Delgado au nord s’est transformé en une rébellion islamiste. Les insurgés gagnaient sans cesse du terrain, déplaçant des centaines de milliers de personnes, et procédaient régulièrement à des décapitations massives. L’installation était encore en travaux, mais elle était déjà régulièrement prise pour cible. Elle était gérée par des Européens et des Américains, qui cherchaient à faire gagner de l’argent à des entreprises situées à des milliers de kilomètres, tout en déplaçant 2 733 villageois pour construire leur concession et en interdisant aux pêcheurs d’accéder aux eaux autour de leurs sites de forage. Après plusieurs attaques contre des véhicules entrant et sortant de l’usine, les djihadistes ont tué deux personnes travaillant sur le projet lors d’une attaque dans un village et ont démembré un chauffeur sur la route en février 2019. Un autre risque venait du fait que le port d’armes était interdit aux étrangers. L’usine dépendait donc de l’armée et de la police mozambicaines pour sa sécurité, deux institutions dont les crimes et la répression sont connus et bien documentés. Au début, Patrick Pouyanné semblait serein. Le champ de gaz échappait au droit occidental et international, Maputo n’ayant pas ratifié le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale. Et le Français semblait considérer la poursuite de projets à haut risque et à haut rendement comme une obligation pour une entreprise aux moyens financiers importants. En mai 2019, peu après avoir signé le contrat d’Afungi, il a déclaré à l’Atlantic Council que Total était une entreprise si grande qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, du moins pas comme d’autres entreprises ou pays moins importants. “Nous aimons le risque, c’est pourquoi nous avons décidé de nous lancer dans l’aventure mozambicaine”, avait-il lancé. “Même dans le cas d’une faillite, [ça] ne mettra [pas] Total en danger.” En septembre 2019, lorsque le rachat par Total a été officiellement finalisé, l’entreprise a assuré dans un communiqué de presse : “Le projet Mozambique LNG est largement dérisqué.” “La mention ‘largement dérisqué’ renvoie aux fondamentaux commerciaux et financiers du projet”, a répondu TotalEnergies dans l’une de ses nombreuses déclarations à POLITICO. “En déduire que c’était rejeter les préoccupations en matière de sécurité revient à méconnaître fondamentalement le fonctionnement du secteur.” Pourtant, pour les personnes travaillant sur le projet, cette déclaration était surprenante, étant donné qu’un employé de Mozambique LNG avait récemment été découpé en morceaux. A peu près à la même époque, les chefs de projet d’Anadarko, dont beaucoup travaillaient désormais pour Total, ont tenté d’alerter leur nouveau patron sur le danger que représentait l’insurrection. C’est pourtant lorsqu’ils ont rencontré Patrick Pouyanné que “tout a commencé à se dégrader”, relate l’un d’eux. L’équipe, qui a travaillé pendant des années sur le projet au Mozambique, a ri jaune lorsque le PDG est venu leur faire un discours “sur la brillante stratégie de Total et la manière brillante dont Total allait mener à bien ce projet”, raconte un autre. Patrick Pouyanné a ajouté qu’il avait “un héros français” à la tête de la sécurité de l’entreprise : Denis Favier, qui dirigeait le GIGN lors de la prise d’otages de Marignane en 1994, et qui a mené la traque des frères Kouachi après l’attentat de Charlie Hebdo en 2015 en tant que directeur de la gendarmerie nationale. “C’est facile pour lui”, considérait Patrick Pouyanné. Interrogée sur la transition d’Anadarko à Total, la major française a affirmé qu’elle était attentive à toutes les préoccupations exprimées par les anciens employés d’Anadarko. “Nous n’avons pas connaissance d’un tel rejet des préoccupations en matière de sécurité par TotalEnergies ou sa direction”, a déclaré la société. “Il est incorrect d’affirmer que les conseils venus du terrain n’ont pas été écoutés.” Pourtant, après avoir rencontré Patrick Pouyanné, l’ancienne équipe d’Anadarko a réuni son personnel au Mozambique pour les briefer sur leur nouveau patron, selon une personne présente. “Eh ben putain”, a lancé un chef de projet. “Nous avons un problème.” “TRÈS VULNÉRABLE” Un troisième ancien employé d’Anadarko, qui est resté travailler pour Total, affirme que, lorsque la major française a pris le relais, elle a également suspendu la décision de transférer la plupart des prestataires et du personnel des hôtels et des complexes de Palma vers son site protégé d’Afungi, une mesure coûteuse qu’Anadarko prévoyait de prendre en réponse à la détérioration de la sécurité. “J’avais travaillé tellement dur pour éliminer ce danger”, se désole cet employé. “Palma était très vulnérable. Presque personne n’était censé [y] être. Mais Total ne voulait pas m’écouter.” D’autres mesures, comme regrouper les flux de véhicules venant ou partant d’Afungi en convois escortés par des drones, ont également pris fin. Un sous-traitant qui traversait régulièrement le territoire rebelle a décrit la différence entre Anadarko et Total comme “le jour et la nuit”. Puis, en juin 2020, les rebelles ont pris la ville de Mocimboa da Praia et tué au moins huit sous-traitants. Fin décembre de la même année, ils ont lancé une nouvelle offensive qui les a menés aux portes de Total. A ce moment-là, Patrick Pouyanné a fait marche arrière et a pris en charge personnellement la supervision des opérations de sécurité, selon le premier responsable d’Anadarko cité. Bien qu’il n’ait aucune expertise en matière de sécurité, “[il] a dû se plonger dans les moindres détails”. Le deuxième cadre a confirmé ces propos. “Il est passé de ‘Je m’en fiche, nous avons les meilleurs agents de sécurité du secteur pour gérer cela’ à ‘Oh mon Dieu, c’est un désastre, laissez-moi micromanager et tout diriger’”, retrace-t-il. Le groupe “n’avait connaissance d’aucune […] critique selon laquelle Patrick Pouyanné manquerait de l’expertise nécessaire”, a déclaré TotalEnergies, ajoutant que son PDG avait “une expérience directe des évacuations d’urgence [depuis] que Total avait dû évacuer son personnel du Yémen en 2015”. La progression des insurgés vers les abords d’Afungi a incité le dirigeant à ordonner l’évacuation de tout le personnel de TotalEnergies. En revanche, de nombreux prestataires et sous-traitants, dont certains avaient pris du retard en raison du Covid, ont reçu l’ordre de continuer à travailler, selon des échanges d’e-mails entre prestataires consultés par POLITICO. “Mozambique LNG n’a fait aucune distinction entre ses propres employés, ses prestataires ou ses sous-traitants lorsqu’elle a donné ces instructions”, a assuré le groupe, précisant qu’il n’était pas responsable des décisions de ses prestataires. Puis, en février 2021, Patrick Pouyanné s’est rendu à la capitale Maputo pour négocier un nouvel accord de sécurité avec le président mozambicain de l’époque, Filipe Nyusi. A l’issue de cette rencontre, les deux hommes ont annoncé la création d’une Joint Task Force, une unité de 750 soldats et policiers armés qui serait stationnée à l’intérieur du complexe. L’accord prévoyait que ces troupes protégeraient un rayon de 25 kilomètres autour de l’usine, y compris Palma et plusieurs villages. Dans la pratique, en concentrant des centaines de soldats et de policiers à l’intérieur du périmètre clôturé, Palma s’est retrouvée relativement exposée. “Il est inexact d’affirmer que Palma était mal défendue”, a démenti l’entreprise. “Cependant, il est indéniable que ces forces de sécurité ont été dépassées par l’ampleur et la violence des attentats terroristes de mars 2021.” TotalEnergies a également ajouté qu’il n’était pas exact de dire que “Patrick Pouyanné a personnellement géré l’accord de sécurité mettant en place la Joint Task Force”. “UNE CATASTROPHE” A l’époque, les conseillers en droits humains du groupe mettaient en garde qu’en renforçant l’alliance de TotalEnergies avec les services de sécurité mozambicains par la création de la Joint Task Force — à laquelle l’entreprise avait accepté de verser ce qu’elle qualifie d’“indemnités de difficulté” par l’intermédiaire d’un tiers, ainsi que de la fournir en équipement et de l’héberger dans son enceinte —, Patrick Pouyanné la rendait de fait partie prenante au conflit et l’impliquait dans toute violation des droits humains commise par les soldats. Tout aussi inquiétante était l’insistance de TotalEnergies, selon un responsable de la sécurité de l’usine et le compte rendu d’une présentation du groupe sur la sécurité communiqué dans le cadre d’une demande d’accès à l’information aux Pays-Bas, pour que toutes les décisions importantes en matière de sécurité soient prises par une équipe dédiée de 20 personnes située à 8 000 kilomètres de là, à Paris. Cette centralisation semble expliquer pourquoi, lorsque les islamistes ont finalement envahi Palma le 24 mars 2021, Total a été parmi les derniers à en être informés. Un prestataire occidental, responsable de la sécurité, a expliqué avoir retiré son personnel 10 jours avant l’assaut, sur la base d’informations dont il disposait concernant la présence d’armes à feu et de jeunes hommes prépositionnés dans la ville. Dans les jours qui ont précédé l’attaque, les villageois des environs de Palma ont averti leurs amis et leurs proches en ville qu’ils avaient vu les islamistes avancer. Des messages WhatsApp consultés par POLITICO indiquent que des sous-traitants ont signalé la même chose à la sécurité de l’usine les 22 et 23 mars. Pourtant, à 9 heures du matin le 24 mars, TotalEnergies à Paris annonçait que la situation était sûre et que son personnel pouvait y retourner. Quelques heures plus tard, les islamistes attaquaient. “Ni Mozambique LNG ni TotalEnergies n’ont reçu d’‘avertissements préalables’ spécifiques concernant une attaque imminente avant le 24 mars”, a déclaré le groupe. Face à une avancée sur trois fronts de plusieurs centaines d’assaillants, le responsable de la sécurité de l’usine a déclaré que le management vertical de TotalEnergies était incapable d’y faire face. Le personnel sur le terrain n’a pas pu réagir à l’évolution de la situation, paralysé par la nécessité de demander l’approbation de Paris pour toute décision. Selon le responsable de la sécurité, le bureau national de Total à Maputo était également dans le flou, incapable de suivre les événements en temps réel ni autorisé à réagir. “QUI PEUT NOUS AIDER ?!” Deux décisions, prises au moment où l’attaque se déroulait, ont aggravé les ravages causés par les islamistes. La première a été le refus de Total de fournir du kérosène au Dyck Advisory Group (DAG), une petite société militaire privée sous-traitante de la police mozambicaine. La police et l’armée ayant été débordées, les petits hélicoptères du DAG représentaient la seule force militaire opérationnelle à Palma et la seule unité effectuant des sauvetages humanitaires. Mais les hélicoptères du DAG étaient limités par le faible approvisionnement en carburant, ce qui les obligeait à voler pendant une heure pour se ravitailler et à immobiliser leur flotte par intermittence. Etant l’un des plus grands fabricants mondiaux de kérosène et disposant de stocks importants dans son usine, Total était en mesure d’apporter son aide. Mais lorsque le DAG l’a sollicité à Paris, le groupe français a refusé. “La décision venait d’en haut”, a affirmé Max Dyck, le directeur de DAG, “et c’était ainsi que les choses devaient se passer”. Total a reconnu avoir refusé de fournir du carburant à DAG — en raison de préoccupations liées à l’historique de cette entreprise en matière de droits humains, selon la major —, mais a mis du carburant à la disposition des services de sécurité mozambicains. DAG a depuis engagé un avocat pour enquêter sur son passif, qui l’a innocenté. Une deuxième décision problématique fut un ordre, venant des cadres de Total à Paris dans les mois précédant le massacre, selon le responsable de la sécurité du site, qu’en cas d’attaque des rebelles, les gardes à l’entrée de la concession ne devaient laisser entrer personne. Cette instruction ne pouvait avoir été donnée que par quelqu’un qui ne connaissait pas la géographie de la région, a considéré le responsable de la sécurité du site. Si les islamistes bloquaient les trois routes menant à Palma, comme le prescrivent les tactiques conventionnelles, les seules issues possibles pour les 60 000 habitants seraient la mer ou les airs, deux voies qui passent par les infrastructures de TotalEnergies, avec son port et son aéroport. En bloquant le passage aux civils, l’entreprise les exposerait au danger. C’est ce qui s’est passé. TotalEnergies s’est rapidement retrouvée avec 25 000 civils en fuite à ses portes, selon un rapport interne de l’entreprise obtenu grâce à une demande d’accès à l’information déposée par Recommon, une ONG italienne. Parmi la foule se trouvaient des centaines de sous-traitants et d’ouvriers. Des témoins ont décrit à POLITICO des familles suppliant les gardes de TotalEnergies de les laisser entrer. Des mères tendaient leurs bébés pour qu’ils soient déposés devant les portes. Mais, depuis Paris, l’entreprise a refusé d’autoriser ses gardes à ouvrir. Le 28 mars, cinquième jour de l’attaque, la direction à Paris a autorisé un ferry à évacuer 1 250 employés et ouvriers du site, puis à effectuer un seul aller-retour pour récupérer 1 250 civils qui s’étaient introduits dans le périmètre, laissant encore des dizaines de milliers de personnes bloquées à ses portes. Le 29 mars, un responsable des relations communautaires de TotalEnergies à Paris a passé un appel paniqué à Caroline Brodeur, une connaissance chez Oxfam America. “Il m’a dit : ‘Il y a une situation sécuritaire très grave au Mozambique !’”, se souvient Caroline Bordeur. “‘Une escalade de la violence ! Nous devons évacuer les gens ! Qui peut nous aider ? Quelle ONG peut nous soutenir sur le plan logistique ?’” Trente minutes plus tard, le même a rappelé. “Attendez”, lui a-t-il dit. “Ne faites rien”, expliquant avoir été empêché par les cadres de TotalEnergies. Aucune personne extérieure ne devait être impliquée. “Je pense qu’il essayait de faire ce qu’il fallait”, a estimé Caroline Brodeur lors d’un échange avec POLITICO. “Mais après cela, Total est restée silencieuse.” Au cours des deux mois suivants, les djihadistes ont tué des centaines de civils à Palma et dans les environs, ainsi que sur le site de Total, avant d’être chassés par la force d’intervention rwandaise. Pour le deuxième ex-cadre d’Anadarko et de Total, les rebelles auraient pu attaquer Palma, quel que soit le responsable du projet gazier. Mais la gestion lointaine et centralisée de Total a rendu “la catastrophe […] inévitable”. TotalEnergies a déclaré que sa réponse à l’attaque “avait atténué autant que possible les conséquences”. Confirmant l’appel téléphonique à Oxfam, le groupe a ajouté : “Aucun membre de TotalEnergies n’a cherché à empêcher toute aide extérieure.” Et il a particulièrement insisté sur le fait que Patrick Pouyanné n’était pas en faute. “Les accusations selon lesquelles la gestion de TotalEnergies par Patrick Pouyanné aurait exacerbé les ravages causés par les attaques au Mozambique sont totalement infondées”, a-t-elle souligné. “Patrick Pouyanné prend très au sérieux la sécurité et la sûreté du personnel.” Lors d’une interview donnée à LCI, Patrick Pouyanné a défendu les actions de son entreprise. “Nous avons complètement évacué le site”, a-t-il déclaré. “On n’était pas présent à ce moment-là.” Il a ajouté qu’il considérait que TotalEnergies — dont les équipes ont aidé “plus de 2000 civils à évacuer la zone” — “avait mené des actions héroïques”. “UN DÎNER PRESQUE PARFAIT” Les déboires de TotalEnergies au Mozambique s’inscrivent dans un contexte plus large dans lequel l’entreprise a vu son rang et son image se détériorer. Des manifestations pour le climat avaient pour rituel de se tenir chaque année devant son assemblée générale, dans le centre de Paris, jusqu’en 2023, où la police a dispersé les militants à coups de matraques et de gaz lacrymogènes. Depuis deux ans, TotalEnergies s’est retranchée derrière un barrage de contrôles de sécurité et de policiers antiémeutes dans ses bureaux de La Défense. Alors que le groupe envisageait 2024, date de son centenaire, comme une année de fête, elle l’a surtout passée à regarder son apogée dans le rétroviseur. Lorsque Patrick Pouyanné a pris la direction de Total en 2014, elle était la plus grande entreprise française et la 37e au niveau mondial. Aujourd’hui, elle est la 7e en France et ne figure même pas dans le top 100 mondial. Plusieurs médias ont profité du centenaire de TotalEnergies pour pointer du doigt ses tares répétées en matière de pollution, de corruption, de sécurité des travailleurs et de changement climatique. Patrick Pouyanné est également à l’origine d’une rupture avec l’establishment français. Lorsqu’il a suggéré l’année dernière de coter la multinationale à New York pour booster le cours de l’action, Emmanuel Macron l’a réprimandé en public. Le fossé s’est creusé davantage quelques semaines plus tard quand la commission d’enquête du Sénat sur TotalEnergies a recommandé dans ses conclusions que l’Etat entre au capital du groupe par un mécanisme lui offrant un droit de regard et de veto sur certaines décisions. L’entreprise a fait l’objet de cinq poursuites judiciaires distinctes, civiles et pénales, pour violation de la loi en matière de protection du climat et d’éthique des affaires. Dans une sixième affaire, intentée par des associations écologistes à Paris le mois dernier, un juge a ordonné à TotalEnergies de retirer de son site web un message affirmant que la société contribuait à la lutte contre le changement climatique. Compte tenu de ses investissements continus dans les énergies fossiles, cette affirmation était trompeuse, a estimé le juge, qui a ordonné à TotalEnergies de remplacer son message et d’afficher la décision du tribunal. La militante suédoise Greta Thunberg, elle aussi, a mené des manifestations contre l’oléoduc de TotalEnergies en Afrique de l’Est. Ce projet, qui vise à transporter du pétrole sur 1 600 kilomètres depuis l’Ouganda jusqu’à l’océan Indien en passant par la Tanzanie, est également accusé de violations des droits humains, ce qui lui vaut les critiques du Parlement européen ainsi que de 28 banques et 29 compagnies d’assurance qui ont refusé de le financer. Patrick Pouyanné a également vu son image personnelle ternie. Le patron était sous le feu des critiques en 2022 : alors que les Français venaient à peine de traverser la crise du Covid et affrontaient la flambée des prix des carburants, lui défendait son salaire annuel de 5 944 129 euros. Dans un tweet, il se disait “fatigué” d’être accusé d’avoir bénéficié d’une augmentation de 52%. Son salaire, avait-il ajouté, avait simplement été ramené à son niveau d’avant la pandémie. Du jour au lendemain, il est devenu le visage inacceptable du capitalisme français. “Pouyanné vit dans une autre galaxie, très très lointaine”, commentait un chroniqueur télé. Sous une photo du PDG, le député Insoumis Thomas Portes avait tweeté : “Un nom, un visage. Le bloqueur du pays.” Ce ressentiment est si vif et si répandu qu’en 2023, l’entreprise a publié un guide à l’intention de ses employés sur la manière de le gérer. Intitulé “Un dîner presque parfait”, ce livret présente des arguments et des données que les salariés peuvent utiliser pour répondre aux éventuelles critiques de leurs proches. “Avez-vous déjà été interrogés, lors d’un dîner en famille ou entre amis, sur une polémique concernant la Compagnie ?”, peut-on y lire. “Aviez-vous les éléments factuels nécessaires pour répondre à vos convives ?” “FAUSSES ACCUSATIONS” La plainte pour crimes de guerre a été déposée en France, alors que les faits supposés se sont déroulés au Mozambique, parce que celle-ci indique que le pays d’établissement de TotalEnergies établit la compétence juridictionnelle. Cette affaire illustre l’extension de la justice internationale, à savoir la poursuite dans un pays de crimes commis en dehors de son territoire. Né à Nuremberg et à Tokyo au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement en faveur de la justice internationale a récemment vu ses principes utilisés par des tribunaux nationaux et internationaux pour traduire en justice des chefs de guerre et des dictateurs, ainsi que par des tribunaux nationaux pour poursuivre des citoyens ou des entreprises impliqués dans des abus commis à l’étranger, là où les systèmes judiciaires locaux sont faibles. Les tribunaux américains ont ordonné à ExxonMobil et au géant de la banane Chiquita de comparaître pour complicité dans les atrocités commises à la fin des années 1990 et au début des années 2000 par des soldats ou des milices payés pour protéger leurs sites, respectivement en Indonésie et en Colombie. Exxon a conclu un accord une semaine avant l’ouverture de son procès en 2023. En juin 2024, un tribunal de Floride a condamné Chiquita à verser 38 millions de dollars aux familles de huit Colombiens assassinés ; l’appel de Chiquita a été rejeté en octobre de la même année. En Suède, deux dirigeants de Lundin Oil sont actuellement jugés pour complicité de crimes de guerre après que les troupes soudanaises et les milices gouvernementales ont tué environ 12 000 personnes entre 1999 et 2003 en nettoyant la zone autour d’un site de forage de l’entreprise. Les dirigeants nient les accusations portées contre eux. L’ECCHR a engagé plusieurs procédures judiciaires dans différents pays. En 2016 notamment, elle a déposé avec l’ONG Sherpa une plainte pénale à Paris contre le cimentier Lafarge, accusant son usine syrienne d’avoir versé des millions de dollars à l’Etat islamique en échange de sa protection. Lafarge et huit de ses dirigeants sont jugés à Paris ce mois-ci pour financement du terrorisme et violation des sanctions internationales — des accusations qu’ils réfutent. La plainte pour crimes de guerre contre TotalEnergies cite des documents internes, obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information en Italie et aux Pays-Bas, qui montreraient que le personnel du site savait que les soldats commettaient régulièrement des violations des droits humains contre des civils alors qu’ils travaillaient pour l’entreprise. Il y avait “des accusations régulières de la communauté concernant des violations des droits humains commises par la JTF [Joint Task Force]”, peut-on lire dans l’un de ces documents, notamment “des violences physiques et des arrestations/disparitions”. Le rapport fait également référence à “des soldats qui auraient été présumés impliqués dans une affaire [de droits humains] en août [2021]”. Ces faits ont été jugés si graves que TotalEnergies a suspendu le paiement des salaires des 1 000 soldats de la Joint Task Force et que l’armée a expulsé 200 d’entre eux de la région, selon le document interne. La plainte déposée par l’ECCHR est contre TotalEnergies et contre X, afin de laisser ouverte la possibilité d’ajouter les noms de dirigeants de l’entreprise non spécifiés. Parmi les personnes citées dans les 56 pages du document figurent Patrick Pouyanné et cinq autres dirigeants et salariés de TotalEnergies. Denis Favier, le responsable de la sécurité de l’entreprise, n’en fait pas partie. TotalEnergies a refusé de rendre disponibles ses  dirigeants ou les responsables de sa sécurité pour des interviews. Interrogé en avril 2024 par le Sénat sur les activités de son entreprise au Mozambique, le PDG a affirmé pouvoir “assurer la sécurité de l’enceinte industrielle dans laquelle [il] pourrai[t] opérer, mais non de la région”, soulignant que “la sécurité du Cabo Delgado relève de la responsabilité non pas de TotalEnergies, mais de l’Etat du Mozambique”. Interrogé en mai dernier par l’Assemblée nationale sur les exécutions dans les conteneurs, Patrick Pouyanné a réaffirmé sa confiance dans l’Etat mozambicain en déclarant : “Ces pays progresseront si nous avons confiance dans leurs institutions. Nous devons cesser de leur faire la leçon à tout propos.” Oubliant apparemment qu’il avait contribué à négocier un accord de sécurité prévoyant le déploiement de soldats mozambicains dans les locaux de Total, il a ajouté : “Je vous confirme que TotalEnergies n’a rien à voir avec l’armée du Mozambique.” Un porte-parole de l’entreprise a précisé cette semaine que “TotalEnergies n’est pas impliqué dans les opérations, le commandement ou la gestion des forces armées mozambicaines”. Outre la plainte pour crimes de guerre, les activités de TotalEnergies au Mozambique font déjà l’objet d’une information judiciaire ouverte en mars en France. L’entreprise est accusée d’homicide involontaire pour ne pas avoir assuré la sécurité de ses sous-traitants restés à Palma lorsque de l’attaque par le groupe lié à l’Etat islamique. Alors que POLITICO avait déjà révélé que 55 travailleurs du projet avaient été tués, TotalEnergies, par l’intermédiaire de sa filiale Mozambique LNG, a initialement affirmé n’avoir perdu aucun employé. “Tous les employés de Mozambique LNG, ses prestataires et ses sous-traitants, ont été évacués en toute sécurité du site du projet Mozambique LNG”, a déclaré Maxime Rabilloud, directeur général de Mozambique LNG, à POLITICO l’année dernière. Malgré cette affirmation, la mort d’au moins un sous-traitant britannique, Philip Mawer, fait l’objet d’une enquête officielle au Royaume-Uni. En décembre 2024, le service de presse du groupe à Paris a changé sa position sur l’attaque de Palma. “TotalEnergies n’a jamais nié la tragédie qui s’est produite à Palma et a toujours reconnu la perte tragique de vies civiles”, a-t-il déclaré à POLITICO. Pour la première fois, il a également admis qu’un “petit nombre” de travailleurs du projet avaient été stationnés à l’extérieur de son complexe sécurisé pendant l’attaque et exposés au carnage. L’enquête pour homicide involontaire prendra des années. La décision d’ouvrir une enquête formelle sur les nouvelles accusations portées contre TotalEnergies pour complicité de crimes de guerre, sans parler de porter l’affaire devant les tribunaux, ne devrait pas arriver avant 2026, au plus tôt. L’homicide involontaire est passible d’une peine de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende, pouvant même aller jusqu’à cinq ans et 75 000 euros en cas de “violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité”. Pour la complicité de crimes de guerre, la peine peut aller de cinq ans à la perpétuité. “POUVEZ-VOUS RÉELLEMENT VOUS REGARDER DANS LE MIROIR ?” Ces accusations de crimes de guerre ajoutent une nouvelle incertitude aux efforts déployés depuis vingt ans pour développer les gisements gaziers du Mozambique. Au lendemain du massacre de Palma en 2021, TotalEnergies a déclaré un cas de “force majeure”, une mesure juridique permettant de suspendre le projet en raison d’événements exceptionnels. Les quatre années et demie d’arrêt qui ont suivi ont coûté 4,5 milliards de dollars à TotalEnergies, en plus des 3,9 milliards que Patrick Pouyanné a débloqués pour racheter les parts d’Anadarko dans Mozambique LNG. Des milliards de dollars supplémentaires sont à prévoir avant que le site ne commence enfin à produire du gaz, ce qui, selon les prévisions actuelles de Total, devrait intervenir en 2029. L’information judiciaire pour homicide involontaire et la plainte pour crimes de guerre pourraient entraîner de nouveaux retards en déclenchant des procédures au titre du devoir de vigilance chez les investisseurs de TotalEnergies, les empêchant ainsi d’accorder des prêts de 14,9 milliards de dollars, sans lesquels Patrick Pouyanné a prévenu que son projet phare s’effondrerait. Par ailleurs, un prêt d’une agence gouvernementale américaine de 4,7 milliards de dollars à Total fait également l’objet d’une contestation en justice par les Amis de la Terre. Un porte-parole de TotalEnergies a déclaré cette semaine que le projet était en mesure de “satisfaire aux exigences en matière de due diligence requises par les prêteurs”. Tout cela intervient alors que la situation sur le terrain reste instable. Après une contre-offensive rwandaise réussie de 2021 à 2023, l’insurrection a repris, les islamistes menant des raids à travers Cabo Delgado, notamment à Palma et dans le port régional de Mocimboa da Praia. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, 112 185 personnes ont fui les violences entre le 22 septembre et le 13 octobre. Parmi les personnes tuées au cours des derniers mois, deux travaillaient pour le projet gazier : un traiteur, assassiné à Palma, et un agent de sécurité, décapité dans un village au sud de la ville. L’entreprise a régulièrement répété que les récentes évolutions juridiques et la recrudescence des attaques des groupes liés à l’Etat islamique n’auront aucune incidence sur son projet de réouverture officielle de ses activités au Mozambique d’ici la fin de l’année. “Cette nouvelle plainte n’a aucun lien avec l’avancement du projet Mozambique LNG”, a indiqué un porte-parole cette semaine. Patrick Pouyanné lui-même a également passé une grande partie de cette année à insister sur le fait que le projet était “de nouveau sur les rails” et que son financement était assuré. En octobre, le groupe a levé la clause de force majeure afin de relancer le projet. Toutefois, dans une lettre consultée par POLITICO, Patrick Pouyanné a également écrit au président mozambicain Daniel Chapo pour lui demander de prolonger de dix ans sa licence de forage et de lui accorder 4,5 milliards de dollars afin de couvrir ses dépassements de coûts. Le Mozambique — dont le PIB s’élevait à 22,42 milliards de dollars en 2024, soit environ un dixième du chiffre d’affaires annuel de TotalEnergies (195,61 milliards de dollars) — n’a pas encore répondu. Une dernière question se pose pour le PDG de TotalEnergies : une accusation officielle de crimes de guerre va-t-elle alimenter l’opposition à son leadership parmi les actionnaires ? Lors de l’assemblée générale annuelle de 2024, un cinquième des actionnaires a rejeté la stratégie de transition climatique de l’entreprise, la jugeant trop lente, et un quart a refusé de soutenir Patrick Pouyanné pour un quatrième mandat de trois ans. En 2025, plusieurs investisseurs institutionnels ont exprimé leur opposition à Patrick Pouyanné en votant contre sa rémunération. Cependant, il semble peu probable que sa popularité s’améliore, en interne comme en externe. “Patrick Pouyanné, c’est le meilleur ennemi de tout le monde, c’est un bouc émissaire sur lequel on adore taper”, relève Olivier Gantois, président de l’Ufip-EM, un lobby du pétrole et du gaz. Récemment, le PDG de 62 ans a commencé à se montrer inhabituellement plaintif. Lors de l’assemblée générale de TotalEnergies en 2022, il avait notamment lancé que les actionnaires rebelles “n’aiment pas les émissions” de CO2, mais “ils aiment le dividende”. A celle de l’année dernière, il s’était plaint du fait que le groupe se trouvait dans une position impossible. “Nous essayons de trouver un équilibre entre la vie d’aujourd’hui et celle de demain”, avait-il énoncé. “Ce n’est pas parce que TotalEnergies s’arrêtera de produire [des énergies fossiles] que la demande disparaîtra.” Les statuts de TotalEnergies exigent que Pouyanné prenne sa retraite avant ses 67 ans, qu’il aura en 2030, soit à peu près au moment où TotalEnergies prévoit actuellement de commencer la production de gaz au Mozambique. Henri Thulliez, l’avocat qui a déposé les deux plaintes pénales contre TotalEnergies à Paris, prédit que les successeurs de Patrick Pouyanné seront moins attachés au projet, pour la simple et bonne raison que le Mozambique s’est avéré être un mauvais pari. “Vous investissez des milliards dans le projet, et celui-ci est complètement suspendu depuis quatre ans maintenant”, pointe Henri Thulliez. “Tous vos financeurs hésitent. Vous êtes potentiellement confronté à deux procès en France, et peut-être aussi ailleurs plus tard. Vous devez vous demander : à quoi sert tout cela ?” Quant à Patrick Pouyanné, deux questions hanteront ses dernières années chez TotalEnergies, suggère-t-il. Premièrement : “Les actionnaires peuvent-ils se permettre de vous garder à votre poste ?” Deuxièmement : “Pouvez-vous réellement vous regarder dans le miroir ?” Aude Le Gentil et Alexandre Léchenet ont contribué à cet article, qui a été initialement publié en anglais par POLITICO, puis édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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TotalEnergies accusée de complicité de crimes de guerre pour les massacres dans les conteneurs au Mozambique
TotalEnergies a été formellement accusée de complicité de crimes de guerre et de torture dans une plainte déposée lundi à Paris au sujet d’un massacre sur son site gazier du Mozambique. Ce massacre avait été révélé pour la première fois par une enquête de POLITICO l’année dernière. La plainte, déposée par le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR), une association de défense des droits humains, affirme que TotalEnergies s’est rendue complice de ce qui est désormais appelé le “massacre des conteneurs” en ayant “directement financé et soutenu matériellement” les soldats mozambicains qui protégeaient son enceinte d’une insurrection menée par un groupe lié à l’Etat islamique. Comme l’a révélé POLITICO, les soldats, établis dans la concession de TotalEnergies juste au sud de la frontière tanzanienne, ont brutalisé, affamé, étouffé, exécuté ou fait disparaître environ 200 hommes dans une guérite entre juin et septembre 2021. “TotalEnergies savait que les forces armées mozambicaines avaient été accusées de violations systématiques des droits humains, mais a continué à les soutenir dans le seul but de sécuriser ses propres installations”, a déclaré Clara Gonzales, codirectrice du programme sur les entreprises et les droits humains pour l’ECCHR, un groupe d’avocats allemands spécialisés dans le droit international. En réponse aux questions posées par POLITICO l’année dernière, TotalEnergies — par l’intermédiaire de sa filiale Mozambique LNG — a déclaré n’avoir aucune connaissance de meurtres à proximité des conteneurs, ajoutant que ses “recherches approfondies” n’avaient “identifié aucune information ou preuve susceptible de corroborer les allégations d’abus graves et de torture”. Interrogé à l’Assemblée nationale en mai sur les meurtres commis dans les guérites, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, a rejeté “des allégations” et a exigé que les accusateurs de la société “apportent des preuves de leurs dires”. La plainte de 56 pages, qui accuse également la major pétrogazière de complicité de disparitions forcées, a été déposée devant le procureur national antiterroriste français, dont les attributions comprennent les crimes de guerre. Il décidera s’il y a lieu d’ouvrir une enquête formelle et de nommer un juge d’instruction. Si l’affaire est jugée, les peines encourues vont de cinq ans d’emprisonnement à la perpétuité. 180 À 250 HOMMES ENTASSÉS DANS DES CONTENEURS, 26 SURVIVANTS La plainte a été déposée en vertu d’un principe juridique connu sous le nom de “compétence universelle”, qui permet à un pays de poursuivre des crimes commis en dehors de son territoire. Forgé à Nuremberg et à Tokyo au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce principe a été utilisé plus récemment par des tribunaux nationaux et internationaux pour juger des seigneurs de la guerre et des dictateurs — et par des tribunaux nationaux pour poursuivre des citoyens ou des entreprises impliqués dans des abus commis à l’étranger, là où les systèmes judiciaires locaux sont faibles. L’ECCHR a déjà déposé une plainte pénale contre le cimentier français Lafarge, au sujet de ses activités en Syrie, l’accusant d’avoir versé des fonds de protection à l’Etat islamique. Depuis, un juge d’instruction s’est saisi de l’affaire, et l’entreprise ainsi que huit anciens cadres seront jugés ce mois-ci à Paris pour financement du terrorisme. Une accusation qu’ils nient. Un tribunal américain a déjà condamné l’entreprise à une amende de 777,8 millions de dollars pour avoir financé le terrorisme par l’intermédiaire de ses activités en Syrie. Clara Gonzales, de l’ECCHR, a demandé à la justice française de se saisir également de l’affaire TotalEnergies. “Les entreprises et leurs dirigeants ne sont pas des acteurs neutres lorsqu’ils opèrent dans des zones de conflit”, a-t-elle déclaré. “S’ils permettent ou alimentent des crimes, ils peuvent être complices et doivent être tenus pour responsables.” POLITICO a révélé pour la première fois en septembre 2024 comment des commandos mozambicains basés sur le site gazier de TotalEnergies — l’investissement privé le plus important jamais réalisé en Afrique — ont rassemblé environ 500 villageois et les ont accusés de soutenir les insurgés locaux. Les soldats ont séparé les hommes des femmes et des enfants, ont violé plusieurs femmes, puis ont entassé 180 à 250 hommes dans les deux conteneurs métalliques sans fenêtres qui formaient une entrée fortifiée rudimentaire au site de TotalEnergies. Selon onze survivants et deux témoins, les hommes ont été emprisonnés pendant trois mois dans une chaleur de 30 degrés. Certains ont suffoqué. D’autres sont morts de faim ou de soif après n’avoir été nourris que de poignées de riz et de capsules de bouteilles d’eau. Les soldats en ont battu et torturé de nombreux autres. Enfin, ils les ont emmenés par groupes avant de les exécuter. Seuls 26 hommes ont survécu, sauvés lorsqu’une force d’intervention rwandaise, déployée pour combattre le groupe affilié à l’Etat islamique, a découvert l’opération. Une enquête de maison en maison menée par POLITICO a par la suite permis d’identifier par leur nom 97 des personnes tuées ou disparues. 4,5 MILLIARDS DE DOLLARS DE PERTES La plainte de l’ECCHR est la deuxième action en justice qui touche l’opération mozambicaine de TotalEnergies cette année. En mars, le procureur de la République a annoncé l’ouverture d’une enquête contre l’entreprise pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger après la mort de 55 de ses entrepreneurs en construction lors d’un attentat perpétré par l’Etat islamique en mars 2021 dans la ville voisine de Palma. TotalEnergies, qui a affirmé n’avoir perdu aucun de ses employés lors de l’attaque, nie ces accusations. Après avoir suspendu la construction de l’usine à la suite de l’attaque, la société a repris ses activités le mois dernier et espère commencer à pomper du gaz d’ici 2029. Patrick Pouyanné a révélé le mois dernier que cette pause a entraîné pour son entreprise des coûts supplémentaires de 4,5 milliards de dollars depuis 2021, une somme dont il souhaite être remboursé par le gouvernement mozambicain. Le projet dépend également de 14,9 milliards de dollars de prêts, dont certains sont incertains. L’agence de crédit à l’exportation UK Export Finance, qui s’était engagée à verser 1,1 milliard de dollars, n’a pas encore débloqué les fonds après avoir ouvert une enquête sur les meurtres dans les conteneurs cette année. Le gouvernement néerlandais, qui a promis 1,2 milliard de dollars de garanties, mène sa propre enquête. Entre-temps, les écologistes américains ont intenté un procès à la Banque américaine d’import-export au sujet de son prêt de 4,7 milliards de dollars. Lorette Philippot, chargée de campagne aux Amis de la Terre en France, qui soutient l’action en justice de l’ECCHR, a déclaré que “la gravité des allégations à l’encontre de TotalEnergies […] doit constituer une ligne rouge pour les bailleurs de fonds de Mozambique LNG. Ils n’ont pas signé des chèques en blanc”. Les preuves de la plainte de l’ECCHR comprennent des photographies des conteneurs et des documents internes de TotalEnergies, vus par POLITICO, obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information italiennes et néerlandaises. L’ONG entend montrer avec ces preuves que l’entreprise savait que ses gardes mozambicains commettaient régulièrement des violations des droits de l’homme, y compris des meurtres, et qu’elle était consciente de la hausse des incidents dans les mois qui ont suivi l’attentat de Palma. Les rapports de sécurité de TotalEnergies font état de multiples abus commis par des soldats stationnés sur son site gazier, connus sous le nom de Joint Task Force, entre juin et septembre 2021. Après un incident survenu en août 2021, qui n’est pas décrit en détail, TotalEnergies a suspendu la solde de l’ensemble des 1 000 soldats présents sur son site, et l’armée mozambicaine a éjecté 200 soldats de l’installation. “Connaissant tout ceci, écrit l’ECCHR, TotalEnergies a néanmoins continué à soutenir directement la Joint Task Force en lui fournissant des logements, de la nourriture, des équipements et des primes pour les soldats — tout en stipulant que les primes seraient retirées si les soldats commettaient des violations des droits de l’homme.” Cet article a été initialement publié en anglais par POLITICO et adapté en français par Alexandre Léchenet.
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TotalEnergies condamné pour tromperie sur ses affirmations écologiques
Le géant pétrolier TotalEnergies a trompé ses clients et le grand public en prétendant être un acteur majeur de la transition énergétique, a jugé aujourd’hui le tribunal judiciaire de Paris. A la suite du changement de nom de Total en TotalEnergies en 2021, le producteur pétrolier français avait lancé une campagne publicitaire affirmant que l’entreprise avait une “ambition de neutralité carbone d’ici 2050” Elle affirmait être “un acteur majeur de la transition énergétique” et mettre “le développement durable au cœur de notre stratégie, de nos projets et de nos opérations pour contribuer au bien-être des populations, en ligne avec les Objectifs de développement durable définis par les Nations Unies” (des déclarations encore lisibles sur leur site). Le tribunal a estimé que la major pétrolière s’était livrée à des “pratiques commerciales trompeuses” en diffusant sur son site web des affirmations faisant apparaître ses activités comme plus vertes qu’elles ne l’étaient — une pratique connue sous le nom de greenwashing (écoblanchiment). Selon le tribunal, ces affirmations étaient “de nature à induire en erreur le consommateur, sur la portée des engagements environnementaux du groupe”. Le tribunal a ordonné à TotalEnergies de cesser de diffuser les allégations trompeuses “dans un délai d’un mois”, sous peine d’une amende de 10 000 euros par jour de retard. Le procès contre la major pétrolière a été intenté en 2022 par un groupe d’ONG environnementales, dont les Amis de la Terre France, Greenpeace et Notre Affaire à Tous, avec le soutien de l’organisation caritative spécialisé dans le droit de l’environnement ClientEarth. “Nous espérons que la décision du tribunal aidera à faire la lumière sur la réalité des activités de Total, qui continue son expansion pétrogazière”, a déclaré Juliette Renaud, membre des Amis de la Terre France, dans un communiqué. “Il est temps de contraindre Total et les autres majors à se conformer aux recommandations des scientifiques pour en finir avec le développement de nouveaux projets fossiles”, a-t-elle ajouté. Contacté, TotalEnergies n’a pas répondu au moment de la publication. L’entreprise peut faire appel de la décision. Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en français par Alexandre Léchenet.
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Flotte fantôme russe : des navires continuent de déverser du pétrole dans les eaux européennes, malgré les sanctions
BRUXELLES — Des navires liés à la Russie continuent de déverser du pétrole au large des côtes européennes, malgré les sanctions des Occidentaux, soulignant l’incapacité de l’UE à maîtriser la flotte “fantôme” de Moscou. Au cours de l’année écoulée, au moins cinq pétroliers de l’armada russe qui ne respecte pas les sanctions ont continué à naviguer sans entrave dans les eaux européennes après avoir laissé des nappes de pétrole près du continent, selon une enquête conjointe du groupe journalistique à but non lucratif SourceMaterial et de POLITICO. Deux de ces navires avaient été sanctionnés individuellement par le Royaume-Uni avant de déverser du pétrole. Ces nouvelles révélations, qui s’appuient sur des images satellite de l’ONG SkyTruth associées à des données de navigation de la plateforme de matières premières Kpler, font suite à une enquête menée en 2024 par POLITICO qui documente les déversements de pétrole par la flotte fantôme russe. Elles mettent en évidence la difficulté pour les gouvernements occidentaux de freiner les exportations de pétrole russe et de minimiser le risque de catastrophe écologique dans leurs eaux. Ces incidents constituent “un énorme problème”, a déclaré le ministre letton de l’Energie, Kaspars Melnis. “Nous avons la chance de ne pas connaître de catastrophe environnementale en ce moment.” PLUSIEURS CAS INTERROGENT En 2022, le G7 a imposé une limite de prix aux ventes mondiales de pétrole de la Russie, qui représentent environ un quart du budget du pays. Depuis, Moscou expédie de plus en plus son pétrole via une flotte grandissante de pétroliers mal assurés, vétustes et dont la propriété est opaque. Selon le cabinet d’analyse maritime Lloyd’s List Intelligence, cette flotte fantôme compte aujourd’hui 1 300 navires et a été associée à des déversements massifs de pétrole et à des dommages causés à des infrastructures sous-marines essentielles. Les gouvernements européens ont sanctionné des pétroliers individuellement, Bruxelles ayant jusqu’à présent inscrit 444 navires sur sa liste noire, les empêchant d’accoster dans les ports de l’UE ou d’utiliser les services occidentaux. Le but est également que ces mesures incitent les gouvernements des pays tiers où les pétroliers sont immatriculés — leur pavillon — à leur interdire d’opérer. Le Royaume-Uni a sanctionné 450 navires. Les experts avertissent que leur état de délabrement les rend plus vulnérables aux accidents et aux collisions, tandis que leur propriété obscure les rend intraçables et non responsables devant les autorités occidentales. En raison des sanctions, ils sont souvent mal assurés. “Il est difficile de dire si les sanctions existantes sont efficaces ou non”, a conclu Kaspars Melnis. Selon le Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA), le nettoyage d’une importante marée noire laissée par un tel pétrolier pourrait coûter jusqu’à 1,4 milliard d’euros. La facture serait probablement payée par les contribuables européens si le navire incriminé ne pouvait être retrouvé. “La flotte fantôme est une tentative désespérée et dangereuse du [président russe Vladimir] Poutine de s’accrocher à ses profits pétroliers tout en polluant la mer”, a tancé un porte-parole du ministère britannique des Affaires étrangères. “Il utilise des navires qui ne respectent pas les normes de sécurité de base, augmentant ainsi les risques de marées noires catastrophiques.” Après que POLITICO a révélé que des pétroliers liés à la Russie déversaient du pétrole sur les océans du monde entier l’année dernière, Bruxelles a inscrit sur sa liste noire l’un des navires incriminés, anciennement appelé Innova. Les nouveaux cas découverts illustrent les limites de cette approche. Par exemple, le 15 novembre 2024, une nappe de 12 kilomètres est apparue dans les eaux espagnoles au large du golfe de Gascogne après le passage du Dinasty, un pétrolier de 280 mètres de long qui naviguait de l’Inde vers le port russe de Primorsk. Le navire faisait l’objet de sanctions de la part du Royaume-Uni, et l’UE a fait de même après l’incident. Le propriétaire enregistré et le gestionnaire commercial du Dinasty au moment de l’incident — Libra Shipping et Moonlight Shipmanagement — n’ont pas pu être joints pour un commentaire. POLITICO n’a pas été en mesure de contacter l’actuel gestionnaire commercial et le propriétaire enregistré du navire, Dreamer Shipmanagement et White Agate Marine. Les anciens et actuels pavillons du navire, la Barbade et Oman, n’ont pas répondu aux demandes de commentaires. Les garde-côtes espagnols n’ont pas répondu aux questions détaillées de POLITICO. “Qu’est-ce que cela dit des sanctions européennes et américaines ? Cela prouve qu’en fait, que les navires soient sanctionnés ou non, ils pourront toujours trouver un moyen et un endroit pour commercer”, résume Richard Meade, directeur de Lloyd’s List Intelligence. Etant donné que les pétroliers de la flotte fantôme — qui souvent ne respectent pas les règles internationales en matière de transport maritime — représentent aujourd’hui un cinquième de l’ensemble des navires du monde, cela illustre également comment “nous compromettons [involontairement] la sécurité du transport maritime en adoptant cette approche en matière de sanctions”, pointe-t-il. DE NOUVELLES MESURES À VENIR Ces incidents nourrissent les appels à prendre de nouvelles mesures et à changer d’approche. Dans le cadre du 19e train de sanctions de l’UE depuis l’invasion de l’Ukraine par Moscou, dévoilé en septembre, la Commission européenne a proposé d’ajouter 118 nouveaux navires liés à la Russie à sa liste noire qui ne cesse de s’allonger. Les experts et les tenants d’une ligne dure contre la Russie ont déjà demandé davantage. En plus de sanctionner encore plus de navires, l’UE doit frapper “toute la chaîne de valeur” impliquée dans le transport du pétrole sanctionné, a défendu la ministre finlandaise de l’Energie, Sari Multala, auprès de POLITICO. En pratique, cela signifie mettre sur liste noire davantage de raffineries qui déchargent du pétrole provenant de pétroliers russes impliqués dans des marées noires, soulève Isaac Levi, responsable de la Russie au sein du CREA, un think tank basé à Helsinki. Mais aussi sanctionner les prestataires de services et les registres de pavillon des navires. Les garde-côtes nationaux devraient également immobiliser les navires qui traversent les eaux européennes s’ils ont déjà laissé des déversements, s’ils opèrent sans assurance légitime ou s’ils arborent de faux pavillons, suggère-t-il. Dans certains cas, les autorités nationales ont pris les choses en main, mais elles n’ont pas agi de manière systématique. En avril, l’Estonie a immobilisé un pétrolier soupçonné d’appartenir à la flotte fantôme russe. Mercredi, la marine française a arraisonné un navire similaire, soupçonné d’être utilisé pour contourner les sanctions de l’UE. Jeudi, Emmanuel Macron a annoncé que les chefs d’état-major européens et l’Otan élaboreraient de nouvelles “actions communes dans les prochaines semaines”. Un porte-parole de la Commission a déclaré à POLITICO que les pays de l’UE sont tenus d’“imposer des sanctions […] dans les cas de rejets illégaux de polluants par les navires”. Bruxelles cible également les “facilitateurs” des navires de la flotte fantôme, tels que les raffineries et les registres commerciaux, et exerce une “pression diplomatique” sur les Etats du pavillon concernés, a continué le porte-parole, avant d’ajouter : “Cette ligne de conduite sera poursuivie activement.” Mais pour Isaac Levi, le fait qu’il continue d’y avoir des nappes de pétrole montre à quel point cette stratégie n’est pas à la hauteur. “Il me semble choquant que ces pétroliers, après avoir montré les preuves d’une marée noire et d’une atteinte à l’environnement […], n’aient pas été immobilisés”, déplore-t-il. C’est comme si “une voiture entrait dans un magasin et repartait […] sans être poursuivie par une voiture de police”. Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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Le Giec ébranlé par des controverses alimentées par l’Arabie saoudite et les Etats-Unis
LONDRES — Idéalement, la science et la politique, comme l’huile et l’eau, ne devraient pas se mélanger. Mais dans la première institution mondiale de science du climat, le pétrole se bat pour prendre le dessus. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) est plongé dans une série de controverses en coulisses, alimentées par les pays producteurs d’énergies fossiles et le retrait des Etats-Unis en tant que participant actif. L’une des querelles qui devrait éclater dans les semaines à venir porte sur la sélection des principaux auteurs d’une section du prochain grand rapport du Giec, qui recommandera aux gouvernements des politiques visant à réduire les émissions fossiles. Les conclusions du Giec constituent le fondement de la compréhension pour l’humanité du changement climatique, et guident les gouvernements et les investisseurs dans leurs décisions futures. A ce titre, elles font l’objet d’un examen scientifique et politique approfondi. Selon une note diffusée au sein du comité de sélection des auteurs, consultée par POLITICO, l’économiste soudanais Mustafa Babiker — qui travaille depuis longtemps pour la compagnie pétrolière Saudi Aramco — a été proposé comme l’un des trois auteurs principaux coordinateurs du chapitre. Mustafa Babiker est un universitaire qualifié qui contribue depuis longtemps aux publications du Giec, notamment en dirigeant un chapitre de son dernier grand rapport. Aucune décision définitive n’a été prise. Mais les observateurs et certains scientifiques craignent que le fait de confier, à une personne qui travaille depuis plus de dix-huit ans pour la plus grande compagnie pétrolière du monde, la direction d’un travail aussi important ne nuise à la crédibilité du Giec en tant qu’arbitre mondial de la science du climat. “Cela nuit à la réputation du Giec”, considère une personne au fait des discussions. “Et il se pourrait bien que ce soit délibéré.” Tzeporah Berman, fondatrice de l’ONG pour un traité de non-prolifération des énergies fossiles, estime aussi que le rôle potentiel de Mustafa Babiker créerait un risque pour la réputation de l’organisme. Elle décrit cette nomination comme “l’un des exemples les plus flagrants de capture du politique par l’industrie pétrolière sur la politique climatique que j’aie jamais vus”. POLITICO a tenté de contacter Mustafa Babiker par le biais de son adresse e-mail de Saudi Aramco et de ses diverses affiliations universitaires, mais il n’a pas pu être joint pour un commentaire. Aramco n’a pas répondu à nos sollicitations. “L’Arabie saoudite tient les travaux du Giec en haute estime et s’engage à préserver l’intégrité scientifique et l’indépendance de ses processus”, a déclaré un porte-parole officiel de la délégation saoudienne auprès des organes de l’ONU chargés des questions climatiques. “Nous rejetons fermement l’idée selon laquelle la nomination du Dr. Mustafa Babiker compromet la crédibilité du Giec. Au contraire, sa vaste expérience universitaire et professionnelle […] le rend exceptionnellement qualifié pour remplir cette fonction.” RETARDS POTENTIELS Cet imbroglio renvoie à un conflit plus large : les efforts croissants déployés par les principaux pays producteurs d’énergies fossiles pour intervenir au sein de l’organisme mondial chargé de la science du climat. Il s’agit là d’une réponse prévisible et gérable à l’impact croissant des politiques climatiques visant à éliminer les énergies fossiles et limiter les effets du changement climatique, a réagi Diána Ürge-Vorsatz, vice-présidente du Giec. Les observateurs et certains scientifiques craignent que le fait de confier, à une personne qui travaille depuis plus de dix-huit ans pour la plus grande compagnie pétrolière du monde, la direction d’un travail aussi important ne nuise à la crédibilité du Giec. | CFOTO/Future Publishing via Getty Images “Ce que nous constatons, c’est que l’ensemble du domaine du climat est beaucoup plus politisé et financiarisé, de sorte que […] le Giec est de plus en plus important”, a-t-elle relaté. “De tous les côtés, les enjeux sont beaucoup plus importants. Il y a donc une participation beaucoup plus intensive.” Le Giec produit tous les six ou sept ans des rapports qui sont utilisés par les investisseurs et les décideurs pour déterminer l’état de la planète et la nécessité, ou non, d’agir. Il s’agit d’un organisme des Nations unies. Bien que son travail scientifique soit farouchement défendu comme indépendant, ses activités sont soumises à l’approbation des gouvernements du monde entier. Cette implication politique donne du poids aux conclusions finales de l’organisme, a affirmé Diána Ürge-Vorsatz. Bien qu’elle introduise inévitablement des intérêts divergents, c’est aussi “la force du Giec”, a-t-elle ajouté. Le secrétariat du Giec n’a pas répondu à une demande de commentaire. Le rapport que Mustafa Babiker pourrait contribuer à diriger est attendu pour 2028, à temps pour nourrir la prochaine série de plans d’émissions mondiaux établis par les gouvernements. Mais les scientifiques ont déclaré que ce calendrier était compromis, en partie à cause des difficultés rencontrées pour parvenir à un accord lors de sa préparation. Le groupe d’experts est réuni à Genève depuis le 30 juin ; l’occasion peut-être d’aplanir ces désaccords. LE RETRAIT DE TRUMP Le cœur de la controverse concerne l’organe de coordination de ce que l’on appelle le groupe de travail III, le groupe de scientifiques et de responsables publics qui se concentre sur la réponse mondiale au changement climatique (d’autres groupes sont chargés de décrire les effets physiques et les impacts de la crise climatique). Ces divergences apparaissent au moment même où un acteur international clé, les Etats-Unis, se retire du Giec. En février, l’administration Trump est intervenue à la dernière minute pour empêcher la coprésidente américaine du groupe de travail, Katherine Calvin, de participer à une réunion à Hangzhou, en Chine. Cette décision a été prise après que Donald Trump a ordonné un réexamen de toutes les participations des Etats-Unis à des organismes environnementaux mondiaux. Une comparaison des listes de personnel a montré que la Maison-Blanche semblait également avoir supprimé six des neuf membres du personnel de l’unité de recherche chargée de la production du rapport, ce qui a encore affaibli le travail de Katherine Calvin. Cette dernière était la scientifique en chef de la NASA à l’époque, mais elle a quitté ses fonctions en avril, selon une note publiée sur le site web de l’agence. Les conclusions du Giec constituent le fondement de la compréhension pour l’humanité du changement climatique, et guident les gouvernements et les investisseurs dans leurs décisions futures. | Patricia De Melo Moreira/AFP via Getty Images Malgré cela, elle reste active dans son rôle de présidente bénévole et a cosigné la note proposant les nouveaux auteurs cette semaine. Outre les deux présidents, le groupe compte sept vice-présidents. Trois d’entre eux sont issus de pays faisant partie du groupe des pays producteurs de pétrole de l’Opep+. Deux autres proviennent de pays membres du Forum des pays exportateurs de gaz. L’un d’entre eux est originaire de Norvège, le plus grand producteur de pétrole d’Europe, et Katherine Calvin vient du plus grand pays exportateur de pétrole et de gaz au monde. Les membres sont pour la plupart des universitaires et rien ne prouve qu’ils soient motivés par des considérations politiques. Mais l’un des vice-présidents est Malak Al-Nory, un conseiller senior du ministère saoudien de l’Energie. Selon la personne au fait des discussions, c’est lui qui a communiqué la nomination de Mustafa Babiker par l’Arabie saoudite pour diriger le chapitre du rapport. “Notre capacité à évaluer leurs compétences est pour le moins imparfaite”, ont écrit les coprésidents du groupe III, Katherine Calvin et Joy Jacqueline Pereira de Malaisie, dans la première note. Elles ont toutefois précisé que tous leurs choix, y compris celui de Babiker, “ont reçu le soutien” du groupe. “L’Arabie saoudite, comme tous les autres Etats membres, s’engage de manière constructive pour veiller à ce que les résultats du Giec reflètent une science rigoureuse”, a déclaré le porte-parole saoudien. Aucun détracteur de la nomination de Mustafa Babiker, que ce soit en public ou en privé, n’a soulevé de questions spécifiques concernant son intégrité professionnelle ou scientifique. Il est associé de longue date au Massachusetts Institute of Technology, diplômé des universités du Colorado et de Khartoum, et spécialisé dans la modélisation des effets économiques des politiques climatiques. Mais sa collaboration de près de deux décennies avec Aramco, qui appartient majoritairement au gouvernement saoudien, a démontré comment “l’infiltration des compagnies pétrolières dans les rapports de politiques publiques et les négociations tient le monde en otage des systèmes du passé qui profitent aux pollueurs au détriment des vies et des moyens de subsistance”, a déploré Tzeporah Berman. Diána Ürge-Vorsatz n’a pas voulu commenter la nomination potentielle de Mustafa Babiker. Mais en général, a-t-elle dit, la présence de plusieurs voix à la table peut être “bénéfique”, à condition qu’elles soient “équilibrées” et qu’elles représentent une diversité d’industries. D’AUTRES PROFILS ÉCARTÉS Comme le montre la note des présidents, en proposant Mustafa Babiker, des dizaines d’autres candidats hautement qualifiés ont été écartés. Selon le document, il s’agit notamment de Jan Minx, chercheur au Potsdam Institute for Climate Impact Research, spécialisé dans l’analyse des résultats de la politique climatique. Certains gouvernements ne souhaitent pas que ce type d’analyse a posteriori soit inclus dans le rapport du Giec. Les diplomates saoudiens se sont opposés à plusieurs reprises à cette démarche lors de la réunion de février, selon le Earth Negotiations Bulletin, qui publie les comptes rendus des réunions. Jan Minx n’a pas souhaité commenter. Le chapitre que Mustafa Babiker pourrait diriger présente un intérêt majeur pour l’Arabie saoudite, qui entend devenir un grand exportateur d’énergies fossiles dans les décennies à venir. Lors de la réunion de février, l’Arabie saoudite, l’Inde, la Chine et la Russie se sont battues pour modifier le titre et la portée du chapitre. D’autres pays, dont la Suède, s’y sont opposés. “Les suggestions faites par les Etats membres lors de l’élaboration des chapitres font partie du processus d’examen ouvert du Giec”, a déclaré le porte-parole de la délégation saoudienne pour le climat. “L’Arabie saoudite a toujours contribué par le biais de mécanismes formels et conformément aux lignes directrices et aux règles du Giec. Il est trompeur de qualifier cela d’ingérence politique.” Toutefois, des concessions ont finalement été faites pour apaiser les inquiétudes saoudiennes. Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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